Nous terminons aujourd’hui notre série sur la prière comme espace d’échange, de dialogue, de négociation parfois avec Dieu. Nous avons suivi les prières d’Abraham et de Moïse, qui « rappelaient » à Dieu sa justice et sa fidélité, lui demandant d’être cohérent avec lui-même malgré, malgré les fautes des hommes. Avec l’histoire de Gédéon, nous avons exploré une prière pas toujours très légitime, une foi mêlée de doute – et Dieu répond encore avec patience. La semaine passée, la prière d’Anne, la mère du prophète Samuel, nous montrait combien Dieu accueille le croyant qui s’épanche, qui se confie à lui. Aujourd’hui, je vous propose de finir la série avec un passage déstabilisant, où la prière se heurte au silence et au rejet.
Oui, parce que le dialogue (même entre les humains) n’est pas toujours un échange : parfois il n’y en a qu’un qui parle, trouvant en face de lui soit le silence soit une parole de rejet. Et dans notre expérience du dialogue avec Dieu, de la prière, ce même scénario peut se présenter – rarement il est vrai, mais quand ça arrive, tout bascule. Quand nos paroles semblent se heurter à un mur, rebondir sur le silence et nous revenir avec un écho, devant ce silence si dur, si impénétrable, on peut finir par se demander s’il y a vraiment Quelqu’un de l’autre côté, et s’il existe, est-ce qu’il n’est pas en train de nous rejeter ? et pourquoi ?
Nous trouvons une situation similaire dans les Evangiles, une rencontre avec Jésus assez perturbante qui nous renvoie à ces durs silences. Je commenterai au fur et à mesure et je tirerai quelques réflexions à la fin.
Lecture biblique : Matthieu 15.21-28
21 Puis Jésus partit de là et s’en retira dans le territoire de Tyr et de Sidon.
Dans le contexte, Jésus sort de multiples tensions avec des responsables juifs qui ne supportent pas que Jésus remette en cause leur tradition, des tensions avec des groupes qui voient ce que Jésus fait mais qui ont du mal à en accepter les implications. Une forte résistance spirituelle se dresse devant le message et les œuvres de Jésus, au point qu’il finit par leur dire (Mt 13) qu’eux les Juifs si fiers de leur héritage spirituel ne valent pas mieux que les villes païennes qu’ils méprisent. Jésus cite Sodome et Gomorrhe, Tyr et Sidon (villes de Phénicie, au nord d’Israël, près de la Méditerranée) etc. C’est un peu comme si vous disiez : Jérusalem, tu ne vaux pas mieux que Las Vegas !
Et Jésus part justement dans une région étrangère, la région de Tyr & Sidon – apparemment sans mission particulière : il se retire. En gros, il part faire une retraite, il prend des vacances ! Lui aussi a besoin de se ressourcer après des moments compliqués ! Quoi de mieux qu’un territoire étranger où il est sûr de ne pas croiser un autre compatriote incrédule !
22 Une femme cananéenne qui vivait dans cette région vint à lui et s’écria :
« Seigneur, fils de David, prends pitié de moi ! Ma fille est cruellement possédée par un démon!»
Le repos de Jésus se trouve vite perturbé : manifestement, cette femme n’a pas reçu le mémo !
Cette femme est cananéenne. Dans l’évangile de Marc, elle est appelée « syro-phénicienne », qui évoque son origine géographique et spirituelle : en Phénicie, il n’y a que des païens, qui s’opposent depuis des siècles au peuple juif. Matthieu insiste sur ce contentieux en choisissant le qualificatif « cananéen » qui évoque les peuples opposés à Israël depuis le début, depuis Moïse.
Pourtant cette femme, malgré ses origines, fait appel à Jésus. Le titre « Seigneur » ne doit pas trop nous impressionner : c’est la façon normale de s’adresser à quelqu’un avec respect. Cela dit, en l’appelant « fils de David » c’est-à-dire héritier spirituel du roi David, elle indique une certaine compréhension de ce que Jésus est pour le peuple d’Israël. Elle vient sûrement à lui parce qu’elle a entendu dire qu’il faisait beaucoup de miracles, mais on voit qu’elle s’est bien renseignée.
23 Mais Jésus ne lui répondit pas un mot.
Ses disciples s’approchèrent pour lui adresser cette demande : « Renvoie-la, car elle ne cesse de crier en nous suivant. »
Comment ? Comment est-ce possible que Jésus se comporte ainsi ? Lui qui n’a fait qu’accueillir, accueillir, accueillir ? Rien que son silence perturbe les disciples, qui finissent par intervenir : fais quelque chose ! « Renvoie-la » pourrait aussi se traduire par « libère-la » : du coup je ne sais pas si les disciples demandent à Jésus de la faire taire en disant stop ou en cédant à sa demande. En tout cas, les disciples en ont marre d’entendre la demande qui dure. Que Jésus dise oui ou non, il faut que ça s’arrête !
24 Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé que vers les moutons perdus du peuple d’Israël. »
Jésus s’explique, vraisemblablement aux disciples, en rappelant le cœur de sa mission : son peuple. Il y a des priorités dans la vie ! On ne peut pas tout faire ! Il n’est pas venu en territoire étranger faire une campagne d’évangélisation, il est là pour se reposer avant de repartir faire son travail qui est d’annoncer au peuple d’Israël que Dieu vient réaliser sa promesse de les sauver.
Ce n’est pas la première fois que Jésus exprime cette priorité dans sa mission : en Matthieu 10, il a utilisé la même expression en envoyant ses disciples annoncer l’amour de Dieu dans les villages environnants.
5 Jésus envoya les douze apôtres à en mission, avec les instructions suivantes :
« Évitez les régions où habitent les personnes qui ne sont pas Juives et n’entrez dans aucune ville de la Samarie. 6 Allez plutôt vers les moutons perdus du peuple d’Israël.
7 En chemin, proclamez et dites : “Le royaume des cieux est tout proche !”
Bien plus tard, après sa résurrection, Jésus enverra ses disciples annoncer la bonne nouvelle du salut à toutes les nations – mais la première étape, c’est son peuple. C’est la priorité du moment, et Jésus ne veut pas se laisser dévier hors de sa trajectoire. La mission est trop importante.
Ce qui est étrange, c’est que Jésus est déjà venu en aide à un étranger non-Juif, le centurion romain (Mt 8). Donc on se demande pourquoi il ne peut pas faire une autre exception. Cette femme en détresse ne le touche-t-elle pas ?
25 Mais la femme vint se prosterner devant lui et dit : « Seigneur, aide-moi ! »
Mais la femme s’approche, peut-être que Jésus s’était arrêté pour répondre aux disciples. Elle profite de l’ouverture et renouvelle son appel à l’aide.
26 Jésus répondit : « Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. »
Il aurait presque mieux valu que Jésus se taise ! Sa réponse est pire que le silence : maintenant il l’insulte ! Le sous-entendu est clair : la grâce de Dieu est pour les enfants d’Israël, les autres c’est des chiens. On frôle le racisme…
Alors certains cherchent à arrondir les angles en soulignant que Jésus utilise un diminutif : les petits chiens, peut-être les chiens domestiques, et non pas « les chiens d’étrangers » ! Sauf que dans la Palestine antique, la réalité de l’animal domestique est assez différente de la nôtre… N’imaginons pas le caniche bichonné à côté des enfants sur la photo de famille… Même un chien domestiqué pour la ferme reste de toute façon un animal, sans commune valeur avec les enfants de la maison.
En fait, Jésus ne fait que reformuler (de façon blessante) ce qu’il vient de dire aux disciples : il y a des priorités.
27 « Seigneur, c’est vrai, dit-elle. Pourtant même les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Cette femme est incroyable ! Elle encaisse ! Elle ravale sa fierté, elle accepte l’insulte, et même elle rentre dans le raisonnement : « ok, ne donne pas le pain, mais qu’est-ce que tu fais des miettes ? »
Dans cette répartie, elle montre évidemment de la persévérance mais aussi une finesse d’esprit remarquable : elle le comprend ! Et même, une foi en Jésus impressionnante, car en parlant des miettes, elle dit deux choses :
- Il y en a assez pour tout le monde ! Même en gardant la priorité de la mission, la grâce déborde : il y en a assez pour accomplir la mission et pour bénir au-delà, plus largement.
- Même une miette suffit. Même une petite intervention de Jésus est efficace.
28 Alors Jésus lui répondit : « Oh ! que ta foi est grande ! Que tout se passe pour toi comme tu le veux. » Et sa fille fut guérie à ce moment même.
Evidemment, Jésus est impressionné. La foi de cette femme contraste terriblement avec l’incrédulité de son propre peuple, qui refuse de croire alors que Jésus se donne à fond. Jésus accède donc à sa demande, à distance. Dans l’évangile, ça n’arrive que deux fois, deux fois avec des étrangers : le centurion romain et la femme cananéenne. Et dans les deux cas, Jésus va souligner leur grande foi, une expression qu’il n’utilise que deux fois, pour ces deux païens.
Que retirer de cette rencontre qui commençait si mal ?
Une diversité de parcours, la centralité de la foi
D’abord, ce récit anticipe sur la deuxième étape de la mission du Christ, celle que les disciples auront en charge, celle que nous avons en charge : annoncer que l’amour et la grâce de Dieu sont pour tous et que seule la foi suffit !
Dans ce partage, nous sommes invités à discerner comme Jésus la foi sincère de l’autre, même s’il n’a pas nos codes et ne suit pas notre parcours. L’essentiel, c’est la foi en Christ. Le reste, notre culture, nos spiritualités, nos structures, même nos dogmes : c’est important, mais c’est secondaire – ce qui est premier, central, essentiel, c’est la foi en Christ.
Un Dieu qui change d’avis ?
Une des questions que cette rencontre soulève, c’est : Est-ce que Jésus a changé d’avis ? est-ce que Dieu peut changer d’avis ? L’implication étant : est-ce que par ma prière, je peux pousser Dieu dans une autre direction ? Est-ce que si je prie assez fort ou assez longtemps, j’arriverai à le « retourner » jusqu’à ce qu’il cède ? La prière devient alors un bras de fer.
En fait, si on regarde bien, Jésus n’est pas allé sur une voie qu’il n’avait pas choisie : jusqu’à sa résurrection, il restera effectivement concentré sur Israël. L’ouverture universelle se vivra ensuite. Il fait simplement ici une exception qui ne change pas sa trajectoire. Ce qui est rassurant ! Il n’est pas ballotté au gré des demandes des uns et des autres, il suit son projet !
Une question que je me pose cependant, c’est : est-ce qu’il s’adapte et fait une exception « imprévue » ou est-ce qu’il « testait » cette femme, en sachant à l’avance ce qui allait se passer ? Il nous manque le ton de voix que Jésus a employé !
J’en ai déjà parlé avec la prière de Moïse : Dieu est capable de créer des itinéraires bis tout en gardant la même direction. Par nos prières, par notre persévérance, nous recevons parfois un itinéraire bis qui ne change pas fondamentalement son grand projet, mais qui nous permet d’avancer différemment. Vraisemblablement, Dieu ne fera pas le contraire de ce qu’il a prévu, mais il peut aller un peu plus à gauche ou à droite… Cela nous encourage à oser prier, oser demander, avec humilité certes mais avec persévérance.
Faire face au silence
Et justement, un des obstacles à notre persévérance dans la prière c’est le silence ou le refus apparent. Notez quand même qu’à aucun moment Jésus n’a refusé d’aider cette femme ! Tout du long, il apporte des objections, il souligne les obstacles, mais il ne donne pas un « non » explicite. Et la femme s’engouffre dans l’embrasure de cette porte que Jésus pousse sans la fermer complètement.
Et je me dis que trop souvent, entre humains et avec Dieu, nous interprétons beaucoup trop vite l’absence de « oui » comme un « non » définitif. Nous voudrions une réponse immédiate, mais parfois Dieu temporise par le silence ou en nous montrant les objections : ce n’est pas forcément un refus, mais peut-être une invitation à continuer, à creuser, à épurer et à fortifier notre prière.
Une spécialiste de spiritualité, Linda Oyer, a utilisé dans une conférence une réflexion qui m’a beaucoup nourrie : quand Dieu se tait, il nous invite à continuer à parler. Un peu comme un psy qui écoute, et dit « mais encore ?… » Même ses objections peuvent nous obliger à affiner notre réflexion, notre demande, notre prière.
Pour la femme cananéenne, elle est passée d’une demande à un guérisseur réputé à la confession que par cet homme, la grâce est généreuse, abondante, ouverte à tous.
Alors ce qu’on peut retirer de toute cette série de prédications, c’est l’encouragement à oser prier, à ne pas nous décourager mais à persévérer dans le temps. Si c’est un vrai dialogue, nous pouvons être influencés par Dieu, bien sûr, comprendre et évoluer, mais les exemples de ces cinq prières montrent que Dieu aussi est à notre écoute. A un autre niveau, certes, mais avec plus d’accueil et de souplesse que nous ne pouvons l’imaginer. Alors aujourd’hui ou à l’avenir, soyons encouragés à parler avec Dieu, à nous confier en lui, à nous épancher devant lui. Ne baissons pas les bras mais gardons-les levés dans la prière : Dieu répond – peut-être plus tard, peut-être autrement, mais il écoute et il répond.