Les seconds rôles (III) : Léa (Gn 29.15-35)

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Nous continuons notre série des seconds rôles. Je vous propose ce matin de méditer un épisode de la vie de Léa, la 1e femme du patriarche Jacob. Peu à peu nous descendons le cours de l’histoire biblique, puisque d’abord nous avions vu Caïn, le premier fils de l’histoire, et, la semaine dernière, l’histoire d’Agar la servante d’Abraham et Sara.

Lecture

Cette histoire rocambolesque est vraiment étonnante : nous sommes face à une histoire d’amour freinée par de nombreuses complications. Jacob, jeune homme fraîchement arrivé chez son oncle Laban, tombe amoureux de la belle Rachel. Toutefois, ils ne pourront pas vivre cet amour avant longtemps : Jacob doit travailler 7 ans pour gagner l’équivalent d’un cadeau de mariage pour pouvoir épouser Rachel. Ce premier obstacle est surmonté aisément : le récit nous rapporte que Jacob aime tellement Rachel qu’il ne voit pas le temps passer. Arrive enfin le mariage, avec son atmosphère festive, et voilà que Laban dupe son neveu en donnant à Jacob son autre fille, Léa. La mariée était souvent entièrement voilée, ce qui explique que Jacob ne comprenne la supercherie que le lendemain. Fou de rage, il va voir Laban qui lui sert une excuse douteuse et lui propose d’épouser Rachel s’il veut bien travailler sept ans de plus. Jacob et Rachel sont le type-même des jeunes amoureux qui doivent se battre pour vivre leur passion et qui tendent à susciter notre affection, notre sympathie, notre indignation devant tant de machinations ! Pourtant, le récit biblique recouvre de nuances ce résumé un peu simpliste, et nous invite à aller plus loin.

1)   Jacob : le trompeur trompé

D’abord, le texte biblique nous présente Jacob sous les traits d’un trompeur trompé. En effet, si on replace cet épisode dans le contexte global de la vie de Jacob, on se rend compte que jusque là, c’était lui qui trompait les autres. Jacob a en effet trompé et son frère aîné, Esaü, et son propre père, le vieil Isaac, dans l’espoir d’obtenir l’héritage dû au fils aîné. Rappelez-vous sa première machination, quand il cuisine un plat de lentilles à son frère affamé et lui donne en échange du droit d’aînesse. Plus tard, alors qu’Isaac va mourir et souhaite voir son fils aîné pour le bénir tout particulièrement et lui transmettre son héritage, Jacob se déguise en Esaü et trompe son père devenu presque aveugle. C’est à cause de ses machinations que Jacob est forcé de fuir chez son oncle Laban, pour éviter la colère d’Esaü, furieux de s’être fait rouler non pas une, mais deux fois.

Chez Laban, il rencontre un maître de duperie. Premièrement, Laban lui propose de travailler sept ans pour mériter sa fille. A l’époque, l’époux devait apporter une certaine somme d’argent à la famille de l’épouse. Comme Jacob est en fuite, il n’a rien à donner. Du coup, Laban lui propose de travailler pour lui et de retenir son salaire comme dot. Sauf que, si on transpose les années de travail en argent, on se rend compte que Laban demande à Jacob deux fois plus que la dot coutumière. Laban, sous ses airs bien intentionnés, profite de la situation où se retrouve Jacob. Deuxièmement, au mariage, Laban fait épouser sa fille aînée Léa au lieu de Rachel, sans en avertir quiconque. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec moi, mais c’est un peu facile pour Laban de se référer à la coutume selon laquelle l’aînée doit se marier la première. Comme si, en sept ans de vie commune, il n’avait jamais eu l’occasion d’aborder le sujet ! Clairement, Laban cherche à extorquer sept ans de travail supplémentaires à Jacob (à nouveau deux fois la dot !).

Jacob a donc trouvé plus trompeur que lui. On pourrait penser que c’est un hasard, mais si on compare le mariage de Jacob avec sa vie passée, on relève quelques similitudes qui révèlent le sens caché de cette tromperie. La similitude la plus évidente, c’est l’aveuglement dont Jacob fait preuve en croyant épouser Rachel. Celui qui a profité de la malvoyance de son père se retrouve incapable de voir quelle femme il épouse, tout comme Isaac ne voyait pas quel fils il bénissait. En épousant Léa malgré lui, Jacob se retrouve du côté des dupes, des trompés, et j’imagine qu’à l’indignation de se voir refuser Rachel s’ajoute la rage d’avoir été manipulé. La situation est d’autant plus ironique, que cette fois, ce n’est pas le cadet qui se fait passer pour l’aîné – comme Jacob déguisé en Esaü – mais c’est la fille aînée qui passe pour la cadette. Ainsi, dans l’histoire du patriarche Jacob, la roue commence à tourner et c’est le début d’un itinéraire qui va le conduire à se réconcilier avec son frère.

2)   La rivalité entre les deux épouses

Passons à Léa. Léa est en tension avec Rachel. Dans cette tension se superposent la rivalité entre frères et sœurs, dont nous avions eu un exemple avec Caïn et Abel, et la rivalité entre épouses d’un même homme, comme l’illustrait la semaine dernière l’histoire de Sara et Hagar.

La rivalité entre les deux sœurs repose sur la beauté éblouissante de Rachel. Le récit dit de Léa qu’elle a les yeux délicats, et sous-entend par là que la beauté de son regard est le trait le plus marquant de son apparence. Cependant, la beauté de Rachel éclipse les doux yeux de Léa. La version de la NBS dit que Rachel est d’une très grande beauté, mais dans le texte original, il y a une insistance puisque Rachel est décrite ainsi : elle avait une belle allure et une belle apparence. On imagine bien que Rachel éclipse Léa depuis longtemps, comme c’est parfois le cas dans les phratries. Et on imagine bien que Léa en conçoit de l’amertume, d’autant que c’est elle l’aînée.

L’arrivée de Jacob renforce cette tension, puisqu’il tombe fou amoureux de la belle Rachel. Encore une fois, Léa est éclipsée. Pendant les sept premières années, elle voit Jacob courtiser sa petite sœur, alors que personne ne s’intéresse à elle. Si elle avait eu un prétendant, Laban aurait sûrement agi autrement. Mais sept ans passent, et personne ne veut d’elle. Laban l’utilise donc dans son entourloupe, mais on peut se demander si ce n’est pas aussi l’occasion pour Laban de marier une fille que personne ne veut épouser. Ainsi, Léa est non seulement un poids qu’on se refile, mais elle devient aussi un obstacle dans l’histoire entre Jacob et Rachel. Personne ne lui demande son avis.

Peut-être, pendant les noces, s’est-elle prise à espérer gagner un peu l’affection de Jacob, maintenant qu’il était forcé de la regarder. Mais Jacob n’en a que pour Rachel, et ne voit en Léa que la tromperie de Laban.

Du coup, la rivalité entre les deux sœurs demeure, et va colorer leur progéniture, puisque les enfants de l’une et de l’autre, ainsi que de leurs servantes respectives, vont servir à attirer l’attention du mari. Léa ressort gagnante, puisque sur 12 fils et 1 fille, c’est elle qui l’emporte, avec un total de 8 garçons et une fille (presque ¾ de la descendance de Jacob). Toutefois, Jacob continue de n’aimer que Rachel, et, après le décès des deux femmes, son favoritisme continue. Dans la suite des événements, sur ses douze fils, Jacob accorde une nette préférence aux deux garçons nés de Rachel : Joseph et Benjamin, ce qui suscitera une terrible jalousie dans la phratrie au point que les frères vendront Joseph comme esclave et le déclareront à Jacob. Vous le voyez, Jacob n’a pas fini d’être trompé ! De même, et c’est plus malheureux, la rivalité présente entre Esaü et lui, ainsi qu’entre ses deux femmes, va se propager aux enfants débouchant sur un conflit presque mortel.

3)   L’amour de Dieu envers Léa la détestée

J’aimerais m’attarder un peu sur Léa et sur ses premiers enfants. Jusque là, Dieu n’était pas mentionné, et on ne sait pas trop ce qu’il pense des événements. La seule mention de Dieu arrive pour parler de Léa après son mariage, alors qu’elle est forcée de vivre avec un mari qui la méprise et une sœur qui la déteste autant. Dans cette situation, Dieu prend pitié de Léa et décide d’intervenir en sa faveur. Léa n’est pas un fardeau ou un obstacle à ses yeux, c’est une personne dont le malheur pousse Dieu à l’action. Je suis toujours étonnée par ce récit, et d’autres qui lui ressemblent, à cause du verset 31 : Dieu vit que Léa était détestée et il la rendit féconde. La mention de Dieu n’est pas nécessaire pour comprendre la suite des événements, mais le récit biblique souligne l’attention de Dieu envers ceux que les autres rejettent ou utilisent.

Pour répondre au problème de Léa, détestée par son mari et sa sœur, Dieu lui permet d’avoir les premiers enfants. Non seulement l’honneur est rétabli parce qu’elle a donné naissance à l’aîné, mais en plus elle enfante quatre garçons d’affilée, ce qui la remet nettement sur le devant de la scène. Ce qui est en jeu, là, c’est l’honneur de Léa, l’aînée qui a toujours vécu dans l’ombre de sa sœur. Par ses enfants, elle retrouve la place qui lui est due. Elle donne naissance à Juda, l’ancêtre du puissant roi David, du prestigieux Salomon, et du Messie, Jésus-Christ.

Avant de conclure, j’aimerais juste attirer votre attention sur l’itinéraire spirituel de Léa. J’ai arrêté la lecture aux quatre premiers fils de Léa. Vous avez remarqué que chaque nom d’enfant traduit un état d’esprit, une émotion, une attente. Avec le premier, Ruben, Léa reconnaît que son enfant est une bénédiction de Dieu, qui a vu et répondu à son affliction. A travers son fils, elle espère gagner l’affection de l’homme qui l’a épousée : maintenant, mon mari m’aimera. Au deuxième, Siméon, elle reconnaît encore que Dieu l’a entendue et l’a bénie. Au troisième, son espoir d’attirer enfin l’attention de son mari transparaît dans le nom de Lévi : cette fois enfin, mon mari s’attachera à moi. Elle n’attend plus d’amour, mais espère toujours recevoir quelque faveur de la part de son mari. Jusque là, Léa reconnaît la compassion de Dieu mais elle reste obnubilée par le regard de son mari, et les bénédictions que Dieu lui accorde sont moins un sujet de joie qu’un moyen de mériter l’amour dont elle est privée.

C’est au quatrième, Juda, qu’un changement s’opère en Léa : cette fois, je célèbrerai le Seigneur. C’est au quatrième qu’elle se tourne enfin vers le Seigneur pour le remercier. Avec Juda, Léa reçoit les bénédictions de Dieu pour ce qu’elles sont : une preuve d’amour. Jusque là, Dieu se tournait vers elle et elle se tournait vers son mari. Maintenant, elle se tourne vers Dieu et lui adresse sa louange, autrement dit, maintenant, l’amour de Dieu lui suffit, elle n’a plus besoin de chercher ailleurs. Comme la semaine dernière avec Ismaël, on a là un bilan mitigé de la situation de Léa : elle finit par être respectée, mais l’amour qu’elle attend de son mari ne vient pas. Par contre, malgré le désintérêt de Jacob, elle devient capable de recevoir l’amour de Dieu.

Conclusion

Je ne crois pas que l’amour de Dieu remplace l’amour d’un conjoint, d’une sœur ou d’un parent. Être aimés de Dieu ne nous condamne pas à une vie solitaire ! Toutefois, l’amour de Dieu pour nous est le fondement nécessaire de notre vie, dont on ne peut pas se passer, qui nous permet de supporter les tempêtes, les pertes, les afflictions. Dans l’amour que Dieu a pour nous, nous recevons la certitude d’être toujours entendu, même si tous se détournaient de nous. Dans cet amour, nous trouvons un sens à notre vie que personne ne peut remettre en question, dans le regard de Dieu nous trouvons une dignité que nul ne peut détruire. Dieu nous aime, et dans cet amour nous avons les ressources qui nous sont essentielles, quels que soient les cahots sur notre route.

Que l’histoire de Léa nous aide à discerner les preuves de l’amour de Dieu pour nous et à nous épanouir dans cette relation essentielle que Dieu veut nouer avec nous.

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