Dans la série des seconds rôles commencée la semaine dernière avec Caïn, j’aimerais ce matin méditer avec vous l’histoire d’une autre personne de la Bible, qui n’a rien à envier aux intrigues compliquées des séries américaines ou des romans d’été, l’histoire d’Agar et de son fils Ismaël. Nous sommes au tout début de l’histoire d’Israël, à l’époque d’Abraham, le premier patriarche, celui à qui Dieu donne la vocation d’être source de bénédiction pour tous les peuples. Cette vocation revêt plusieurs aspects, dont l’appel à quitter son pays pour la terre promise, et la promesse qu’Abraham aura un fils. Vous savez sûrement qu’au moment où Dieu fait cette promesse, Abraham et sa femme Sara, bien que mariés depuis très longtemps, n’ont pas d’enfant. A plusieurs reprises au cours des années suivantes, Dieu redira à Abraham qu’il aura un fils, sans pour autant se presser de réaliser sa promesse. Sara finit par proposer à Abraham de faire appel à une mère porteuse, ou plutôt à sa servante, une égyptienne, nommée Agar, pour donner à Abraham un fils. Agar enfante Ismaël. Dieu s’adresse à nouveau à Abraham pour lui dire qu’il aura un fils avec Sara, qu’il nommera Isaac. Le temps passe, et finalement, alors qu’Ismaël est déjà adolescent, Sara, pour qui la vieillesse s’est ajoutée à la stérilité, Sara enfante et donne naissance au petit Isaac. Le texte de ce matin commence lors de la fête qu’Abraham organise pour célébrer le sevrage du petit Isaac. Gn 21.8-21
Lecture
1) Une situation familiale complexe
Quelle histoire ! On est en plein dans la pâte humaine : la Bible nous plonge ce matin dans une histoire de père et de fils, de couples, de jalousie, d’abandon, de peur, de désespoir, et de survie. C’est une histoire qui s’insère dans le récit des grands projets que Dieu a établis pour la descendance d’Abraham, ancêtre du Messie, qui raconte la naissance de deux peuples, et qui en même temps s’attarde de manière minutieuse sur les sentiments de trois individus, Abraham, Sara et Agar.
Reprenons la situation : nous avons d’un côté Sara, épouse légitime d’Abraham, mère d’Isaac, le fils promis, celui qui doit hériter de la vocation grandiose d’Abraham. De l’autre côté, nous avons Agar, une esclave, une étrangère – elle est régulièrement désignée comme l’Egyptienne, celle qui vient d’ailleurs – qui se retrouve mère du fils aîné d’Abraham, Ismaël. Si on devait classer en premiers et seconds rôles, on dirait que Sara et Isaac, bien que légitimes et récepteurs de la promesse divine, sont devancés par Agar et Ismaël – au moins chronologiquement. On imagine bien la tension et la rivalité qui peuvent les opposer. Au milieu, nous avons Abraham, qui semble un peu dépassé par la situation.
Leur histoire prend un tournant décisif lorsqu’à la fête donnée en l’honneur d’Isaac, Sara – qui surveillait peut-être un peu Ismaël – voit Ismaël rire et demande aussitôt qu’Abraham renvoie et le fils et sa mère. Si on se tient à ces éléments, on a l’impression que Sara réagit de manière hystérique ! Pour comprendre sa réaction, on peut se pencher sur la faute d’Ismaël : il a ri, ou traduit autrement, il a joué. Il y a deux possibilités : soit il s’est moqué de son petit frère, en riant de lui, et Sara aurait vu dans leur relation l’animosité qui existe Agar et elle-même. Soit Ismaël a joué tout à fait normalement avec Isaac, ce qui aurait fait craindre à Sara qu’Ismaël soit sur le même plan qu’Isaac et que du coup il reçoive une partie de son héritage – c’est ce qu’elle dit au v.10 : « chasse-les car le fils de cette servante n’héritera pas avec Isaac, mon fils ! » Les deux propositions ne s’excluent pas, d’ailleurs.
Sara pose donc une sorte d’ultimatum, qui laisse Abraham muet mais affligé, parce que Sara lui demande de se séparer d’un de ses deux fils.
Avant d’aller plus loin, j’aimerais attirer votre attention sur le statut d’Agar et Ismaël. Agar et Sara ne sont pas sur le même plan : Sara est la femme légitime d’Abraham, sa compagne depuis des décennies, sa fidèle épouse. Agar, quant à elle, est une moins que rien dans ce foyer : étrangère, esclave, sans aucun droit, utilisée par ses maîtres pour compenser la stérilité de Sara, simplement tolérée parce qu’elle a donné un fils à Abraham. Abraham n’a aucun sentiment pour elle, il se fiche de son destin, sa peine va vers son fils. Quant à Ismaël, il doit avoir quoi, entre 12 et 15 ans, ce qui signifie que pendant au moins une dizaine d’années, il était l’héritier, l’aîné, celui qui recevait sans partage l’attention de son père. Du jour où Sara tombe enceinte, il n’est plus qu’une erreur, un détour sur le chemin de la promesse divine. Il est le rappel vivant de l’incrédulité d’abraham et sara qui ont un peu forcé la main de Dieu lorsque l’enfant promis tardait à arriver. Isaac, ce petit nourrisson, ce cadet, rafle toute l’attention et éclipse totalement Ismaël.
Le texte transpire l’animosité dont Agar et son fils sont l’objet : personne ne les appelle par leur nom (cette servante, le fils de la servante, le fils de l’étrangère), personne ne s’adresse à eux directement pour améliorer la situation – ils sont impuissants, livrés au bon vouloir du maître.
2) Agar et Ismaël chassés dans le désert
Devant l’indécision d’Abraham, Dieu décide d’entrer en jeu et il lui recommande de céder aux exigences de Sara. Ce faisant, Dieu ne justifie pas Sara contre Agar, il ne dit pas qu’Agar est coupable ou que Sara a raison de vouloir les chasser. Simplement, il rappelle à Abraham que le fils de la promesse, celui qui doit devenir à son tour source de bénédictions, le futur ancêtre du Messie, c’est l’enfant miraculeux, Isaac, que Dieu a fait naître dans des circonstances impossibles – non sans parallèles avec la naissance de Jésus vous noterez. Depuis le premier appel de Dieu à Abraham des décennies auparavant, c’est Isaac qui était prévu. Ismaël n’était pas prévu, c’est presque une erreur de parcours, et il ne doit pas devenir un obstacle aux projets prévus pour Abraham et d’Isaac.
Pour autant, Dieu ne s’arrête pas à cette logique. Bien que la naissance d’Ismaël ne corresponde pas aux plans de Dieu, mais qu’il soit le fruit de l’impétuosité humaine et de ses actions hâtives qui engendrent plus de problèmes que de solutions, Dieu façonne un plan pour cet enfant inattendu. Dieu a fait alliance avec Abraham, et parce qu’Ismaël est le fils de son allié, Dieu va le bénir. Il ne lui donne pas la place prévue pour Isaac, être l’ancêtre du Messie, mais il prévoit de le bénir aussi, autrement, en faisant de lui l’ancêtre d’un peuple.
Rasséréné, Abraham renvoie donc Agar et Ismaël qui se retrouvent dans le désert, errant avec une outre d’eau et une miche de pain. Lorsque l’outre est vide, Agar pense que c’est la fin. Elle ne voit pas d’issue à sa situation et dans ce désert désespérant, sans rien à boire ni manger, elle prend conscience que son fils va mourir, son unique, le seul à lui accorder de l’importance, le seul qui l’aime, celui qui a fait basculer sa vie et qui a transformé son existence par la joie et l’émerveillement de la maternité mais qui l’a aussi précipitée dans le drame familial qui aboutit à son errance. Elle l’installe sous un arbrisseau, alors qu’il est sans forces, et elle va le plus loin possible de lui, accablée par l’idée de voir mourir le seul être qui lui soit cher.
3) Un Dieu qui écoute et qui répond
Mais au dernier moment, alors qu’on se demandait où Dieu était passé et si sa promesse était vaine, Dieu l’ange de Dieu parle à Agar et il la réconforte, il lui rappelle la promesse qu’elle a déjà reçue lorsqu’elle était enceinte et qu’Abraham aussi a reçue : ton fils ne va pas mourir. Non seulement il va vivre, mais en plus Dieu a des projets pour lui. A cette promesse, Dieu ajoute un signe : un puits. A partir de ce moment-là, Dieu prend soin d’Ismaël et d’Agar, Dieu pourvoit à leurs besoins et veille sur eux, leur accordant sa bénédiction.
J’aimerais juste souligner deux-trois éléments de cet épisode. Premièrement, Dieu appelle Agar par son nom – c’est le seul à le faire. Tout le monde la considère comme une simple esclave, sans identité, et personne ne lui parle. Au contraire, Dieu lui adresse la parole et lui montre son intérêt pour elle : qu’est-ce que tu as, Agar ? Même si elle ne répond pas, Dieu lui donne la possibilité de s’exprimer. Dieu accorde à chacun une dignité pleine et entière. Pour lui, tout individu est une personne à part entière, digne de recevoir son attention, digne d’être en relation avec lui, digne de recevoir sa compassion. Alors que notre vision des choses est souvent saturée de peur, d’égoïsme ou d’indifférence – et Abraham et Sara n’y font pas exception – Dieu regarde toujours l’individu comme d’abord une personne digne d’intérêt et il nous appelle à ne pas tomber dans les pièges du mépris mais à regarder l’autre comme Dieu le regarde : avec respect et compassion.
Deuxièmement, Dieu entend le garçon. Or Ismaël veut justement dire : Dieu entend. Ismaël avait été nommé ainsi parce qu’il représentait à l’époque l’exaucement des prières d’Abraham et Sara, mais Dieu montre qu’il est encore aujourd’hui à l’écoute. Son attention ne s’est pas épuisée, son attention ne s’est pas détournée : il entend, encore aujourd’hui, le garçon. Bien que Dieu n’ait pas choisi ce garçon, il veille sur lui jour après jour. Parfois nous avons l’impression que Dieu a agi à une certaine époque de notre vie, mais qu’aujourd’hui il est loin de nous. L’histoire d’Ismaël et d’agar nous montre que Dieu veille sans cesse sur nous, toujours disponible pour entendre notre cri et y répondre.
Troisièmement, le désert qui était le lieu de la mort et du désespoir, le lieu vide et aride par excellence, devient un lieu de vie. Ismaël y grandit, et quand il est adulte, il s’y installe, il y pratique son métier – tireur à l’arc – et il y habite avec sa femme. C’est à la fois merveilleux et décevant. Merveilleux parce qu’Ismaël non seulement survit mais vit pleinement, et que le lieu de la mort devient le lieu de la vie. En même temps, c’est un peu décevant parce qu’Ismaël reste dans le désert – il a une vie ordinaire, rudimentaire, un peu en marge, même si la promesse de Dieu qu’un peuple naîtra de lui se réalise et lui donne une place dans l’histoire.
Ismaël est un exemple de la sollicitude de Dieu qui vient nous bénir dans les situations les plus terribles, qui fait germer la vie là où il n’y avait de place que pour la mort et le désespoir. Dieu n’est pas décontenancé par nos situations, quel que soit leur degré de complexité : nous ne pouvons pas venir à bout de sa créativité ou de sa compassion. Où que nous soyons, Dieu entend et répond. Toutefois, il ne répond pas toujours comme on le voudrait. Ismaël aurait peut-être voulu revoir son père, recevoir l’héritage, retourner chez lui, mais il reste dans le désert. Dieu nous rejoint dans notre vie imparfaite, il nous rejoint dans nos impasses, dans nos erreurs, dans nos fautes, et il y fait germer la vie. Par contre il ne rend pas notre vie toute rose, il ne rembobine pas les événements tragiques, il n’efface pas notre histoire. Lorsque Dieu intervient, il nous aide à guérir mais il reste les cicatrices. Personnellement, même si c’est parfois décevant de devoir rester dans le désert, de ne pas pouvoir effacer ou rembobiner notre histoire, je trouve que c’est la preuve de la grande miséricorde de Dieu. Nous aurions tendance à jeter les brouillons pour recommencer sans fin au propre. Dieu n’agit pas ainsi. Il nous rejoint là où nous sommes et il bénit nos brouillons. Il accepte de faire avancer son œuvre à travers nos détours, nos erreurs, nos chaos. Avec patience et miséricorde, Dieu nous rejoint sur des chemins imparfaits et il nous fait voir son salut là où nous sommes.
Conclusion
J’aimerais conclure cette méditation en faisant brièvement le lien avec l’évangile, parce que le Dieu qui se révèle à Agar et Ismaël est aussi le Dieu qui se révèle à nous en Jésus-Christ.
En Jésus-Christ, Dieu choisit de se mettre du côté des petits, des marginaux, des rejetés : il naît dans une étable, il vit avec des pécheurs et des lépreux, il meurt sur une croix infamante. Jésus est le descendant de Sara, mais il assume aussi le statut de l’esclave Agar.
En Jésus-Christ, Dieu choisit de nous rejoindre là où nous sommes, empêtrés dans notre péché, dans notre ambiguïté, dans nos erreurs de parcours. Il marche à côté de nous, portant nos peines, nos désespoirs, nos fautes, pour nous en délivrer. Il prend toute notre culpabilité pour l’expier à notre place et faire de nous les bien-aimés éternels de Dieu.
En Jésus-Christ nous avons l’assurance que Dieu nous entend et qu’il répond avec compassion, nous bénissant de sa présence, remplissant nos déserts de sa paix, comblant nos désespoirs de son amour et de sa puissance.
Qu’en toutes circonstances nous puissions nous souvenir que rien ne peut épuiser l’amour de Dieu pour nous, et que nous pouvons, toujours et partout, compter sur lui.