Les seconds rôles (I) : Caïn et Abel (Gn 4.1-16)

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Je vous propose de consacrer ces prochaines semaines à quelques personnes de l’Ancien Testament, plus ou moins connus, dont le point commun est de se tenir dans l’ombre d’un autre. cC sont des seconds rôles, des personnes éclipsées, évincées, cachées, dont pourtant la Bible nous rapporte l’histoire. Chacun à sa manière a été en relation avec Dieu, et leur histoire nous révèle la présence et l’identité du Seigneur dans des situations difficiles.

J’aimerais commencer cette petite série avec celui qui est sûrement le mieux connu de ceux que j’ai choisis : Caïn, éclipsé par son frère Abel. Avant d’en dire plus, je vous invite à suivre la lecture dans le livre de la Genèse, ch. 4, v.1-16.

Lecture

Ce texte porte de nombreuses énigmes : l’histoire de Caïn et Abel appartient aux débuts de l’humanité, toujours délicats à appréhender, et il y a plusieurs questions que je laisserai pour d’autres moments. J’aimerais ce matin me concentrer sur la personne de Caïn et sur sa relation avec Dieu.

Caïn est peut-être le second rôle dont la place est la moins évidente. C’est l’aîné, le premier fils d’Adam et Eve, a priori il a le premier rôle, devant son frère cadet, Abel. L’aîné est l’héritier en chef, le premier des enfants, celui vers qui on se tourne, celui qui s’attend aussi à avoir la première place. Pourtant, lors d’un culte où les deux frères apportent leur offrande à Dieu, Dieu accepte l’offrande d’Abel et refuse l’offrande de Caïn. Caïn manifestement se sent reléguer au second plan, et fou de jalousie, assassine son frère à la première occasion. Le texte présente une sorte de paradoxe : Dieu approuve le sacrifice d’Abel, mais on ne parle quasiment que de Caïn.

1)   Un choix perturbant… la liberté de Dieu

Tout commence avec un choix qui ne suit pas l’étiquette : Dieu agrée l’offrande d’Abel et rejette celle de Caïn. Ce choix est aberrant d’un point de vue social : Caïn est celui qui a apporté son offrande en premier, et c’est lui l’aîné, l’héritier, celui qui transmet la lignée de son père.

Ce choix n’est pas plus simple à comprendre si on se place d’un point de vue religieux. A priori, les deux offrandes se valent : autant le fruit des récoltes que les bêtes du troupeau. Ces offrandes sont liées au métier de celui qui les offre, et il semble qu’elles soient toutes les deux le meilleur de ce que chacun a produit. Dieu n’a encore donné aucun commandement qui permettrait de préférer tel ou tel sacrifice, et les deux types d’offrande (végétale et animale) sont demandés dans la Loi que Dieu donnera à son peuple.

En plus, ce choix est radical : c’est oui ou c’est non. Dieu n’essaie pas d’épargner les sentiments de Caïn : ce n’est même pas une préférence qui s’exprime, mais un oui ou un non, sans nuances. La radicalité de ce choix ressort d’autant plus qu’on ne le comprend pas.

Rien dans le texte ne laisse présager du refus de Dieu devant l’offrande de Caïn, et rien ne l’explique. Quand on voit les suites tragiques de ce choix : la jalousie de Caïn et sa folie meurtrière, on s’attendrait quand même à ce que la Bible donne des raisons ou au moins des indices pour comprendre ce choix qui a tout fait basculer. Cependant, à aucun moment Dieu ne s’explique ou ne se justifie. Quand il approche Caïn, c’est pour lui donner des conseils, pas des explications.

Que faire avec ce choix apparemment injuste ? avec ces silences ? Respecter ce silence. Il me semble que certains silences bibliques ne sont pas faits pour être comblés de nos explications maladroites. On serait tentés de broder, d’extrapoler, de justifier, dans le but de nous dire que Dieu n’est pas injuste, arbitraire, imprévisible. Seulement,  Dieu ne se justifie pas – comme c’est souvent le cas dans notre propre vie : pourquoi Dieu a-t-il permis que l’un vive et l’autre meure ? Pourquoi permet-il que l’un réussisse et que l’autre échoue ? Pourquoi certains semblent-ils tout avoir pour eux, et d’autres lutter pour survivre ? Ni devant Caïn ni devant nous Dieu ne se justifie. Il est juste, sage, et bon, mais il n’a pas de compte à nous rendre pour le détail de ses choix. Nous voyons là l’effrayante liberté de Dieu, cette liberté d’accepter ou de refuser, de faire passer les ouvriers de la 11e heure devant et les aînés derrière, de bousculer les ordres sociaux, de renverser les protocoles, parce que rien ne peut dicter ses choix. Dieu n’est l’esclave de personne, pas même de la logique, mais il est le Maître qui prend toute décision avec pleine liberté, dans une sagesse et une justice qui nous dépassent.

2)   L’engrenage du péché : du point de vue de Caïn

Caïn, lui, a du mal à accepter cette décision. L’impression que son frère l’a évincé, l’a fait passer au second plan, le remplit de jalousie et de tristesse. il est vexé, abattu, déprimé. Ce qui est remarquable, c’est que, alors même que Dieu a préféré l’offrande d’Abel, il se tourne vers Caïn pour l’encourager et lui donner des conseils. « Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi fais-tu la tête ? Ce n’est pas fini, si tu réagis bien, tu peux te relever. Il y a une marge de progrès. Toutefois, si tu réagis mal et que tu cèdes à ta jalousie, à cet engrenage d’amertume et de ressentiment, le péché l’emportera. » Pour Caïn aussi, c’est le moment du choix : céder ou non à la jalousie. La Bible nous révèle que nous sommes acteurs de notre vie, même si nous ne choisissons ce qui nous arrive. Nous sommes maîtres de nos réactions, de nos décisions, et aussi de nos sentiments. C’est d’ailleurs ce que suggère le commandement d’aimer – que l’amour est aussi un acte de volonté. Nous ne sommes pas victimes des tempêtes extérieures ou intérieures : Dieu avertit Caïn face à la jalousie et ses conséquences, l’appelant à faire un choix, de même que nous sommes appelés à ôter les racines du péché dans notre vie et à cultiver des attitudes bienfaisantes.

Caïn est très intéressant, parce qu’il nous montre comment on s’endurcit contre Dieu, en se fermant à sa parole pour laisser croître les fruits morbides de notre colère, de notre avidité, de notre orgueil… Caïn était loin d’être obligé de tuer son frère, et il nous donne l’exemple tragique d’un homme qui s’est laissé emporter par son péché, allant de la convoitise à la haine, et de la haine au meurtre.

L’histoire de Caïn, c’est l’histoire d’un engrenage : l’engrenage du péché dans le cœur de l’homme, qui le conduit sur des chemins de mort. Caïn se révèle dans toute son obstination butée : quand Dieu le console la première fois, il se mure dans le silence avant d’assassiner son frère avec rage. Après le crime, quand Dieu s’approche de lui et lui tend une perche : « où est ton frère », Caïn se met à mentir et à parler agressivement à Dieu : « suis-je le gardien de mon frère ?? » autrement dit : « qu’est-ce que j’en ai à faire ? » Quand Dieu le replace devant son crime, devant les conséquences du meurtre de son propre frère, et qu’il lui énonce le châtiment décidé, Caïn a encore l’audace de se plaindre et de réclamer la clémence de Dieu : « mais c’est trop dur ! je risque de mourir ! » – dit l’assassin !

Même après l’acte, Caïn ne montre ni remords, ni culpabilité, ni même un semblant d’humilité devant Dieu après ce qu’il a fait. Enfermé dans son égoïsme, dans sa haine, dans son orgueil, il conteste Dieu et l’accuse à moitié de le mettre en danger de mort – alors que le châtiment de Dieu paraît clément face à une condamnation à mort par exemple. Caïn a un petit côté immature tout à fait exaspérant, tapant du pied et du point quand ça ne va pas comme il veut.

Avec Caïn, nous sommes face à une des personnes bibliques les moins aimables : immature, violent, colérique, impénitent… En même temps, il reflète avec une précision déconcertante les effets du péché dans notre cœur : haine, mensonge, repli sur soi et rejet des autres, rejet de Dieu, orgueil… Il démontre comment une simple vexation peut nous conduire au drame.

3)   La fidélité de Dieu

Que fait Dieu avec un tel homme ? Loin de le disqualifier, il l’encourage à remonter la pente, à progresser ; il lui témoigne de son attention et de sa sollicitude. Caïn n’a pas vu son offrande acceptée, mais ça ne veut pas dire que Dieu l’aime moins qu’Abel ou lui accorde moins de valeur. Dès le culte terminé, il rejoint Caïn pour le réconforter, et c’est Caïn qui semble monopoliser l’attention de Dieu, pas Abel.

A quatre reprises, Dieu s’adresse à Caïn : d’abord pour lui remonter le moral. Après le meurtre, il lui donne une chance de se repentir et d’avouer son crime. Lorsque Caïn s’obstine, il le punit, mais pas avec la peine capitale. Enfin, quand Caïn a l’audace de négocier sa peine, Dieu fait preuve d’indulgence et le place sous sa protection. Malgré les refus de Caïn, malgré sa culpabilité, malgré son aveuglement, Dieu continue de se tourner vers lui, il continue de lui offrir sa grâce. Même après l’avoir rejeté de sa présence, il prend pitié de Caïn et le protège. Cette compassion est gratuite, sans fondement : alors que Caïn ne cesse de tourner le dos à Dieu, Dieu ne cesse de lui tendre la main.

Je trouve que cette situation illustre bien cette phrase de l’apôtre Paul : là où le péché abonde, la grâce surabonde. Même dans cette situation désespérée, Dieu fait grâce, il laisse une issue, une promesse, une bénédiction. Il me semble que l’histoire de Caïn montre la relation tragique entre un homme au cœur fermé et un Dieu qui tend la main. Dieu ne cesse d’offrir une nouvelle chance, la possibilité de faire demi-tour, de demander pardon, de recommencer autrement. Ce n’est pas lui qui se détourne, c’est l’homme. Même dans l’application de sa justice, Dieu laisse une possibilité de clémence, que l’on saisit ou pas.

Cette histoire nous replace devant ce Dieu extraordinaire, qui non seulement aime et s’approche des petits, des faibles, de ceux qui échouent et qui souffrent, mais qui s’approche aussi des brutes, des tyrans, de ceux qui calment leur peine en écrasant les autres. Ce Dieu extraordinaire qui s’approche de ceux qui l’acceptent et de ceux qui le refusent, qui tend la main sans distinction, sans condition, à tous, tout le temps, offrant sans cesse une chance de se laisser relever et restaurer.

Conclusion

L’histoire de Caïn nous rappelle que notre vie nous échappe, que nous ne maîtrisons pas nos réussites ou nos échecs, et que de notre point de vue, tel ou tel événement est aléatoire. Cette affirmation que nous sommes soumis à la volonté de Dieu, dans ses mystères et ses silences, s’accompagne d’une affirmation plus forte, plus prégnante, que ce Dieu qui est notre maître est aussi notre père, plein d’un amour sans limites. Ce Dieu ne nous laisse pas errer dans les jungles de la vie, mais il propose de marcher avec nous, de nous conduire, de nous accompagner, de nous donner les forces et les ressources pour suivre le chemin de la vie. Là où Caïn a choisi de persister sur un chemin de mort, nous avons le choix, à chaque carrefour, à chaque instant, de nous ouvrir à la présence de Dieu, d’accepter son amour et sa grâce, de saisir cette main tendue, la possibilité de vivre vraiment, de se dégager des fardeaux et des poids pour marcher debout, vraiment libres, vraiment vivants, avec le Seigneur.

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