Quels sont les reproches que vous avez déjà entendus, ou pensés, vis-à-vis de l’Eglise, des chrétiens ? Un qui revient souvent, c’est l’hypocrisie. Parler d’amour, mais pas le montrer. Être toujours fourré à l’église, tout en étant imbuvable en famille. S’afficher comme chrétien au travail, et traiter ses collaborateurs sans respect. Une double vie qui donne l’impression que les convictions, les croyances, les activités religieuses, n’ont pas vraiment d’impact sur la réalité du quotidien.
Dans l’Ancien Testament, quelques siècles avant Jésus-Christ, le peuple d’Israël, avec qui Dieu a fait alliance, reçoit lui aussi ces reproches – mais pas de la part de ses voisins : de la part de Dieu lui-même ! Par le biais du prophète Esaïe, Dieu va révéler ce qu’il pense de leur pratique religieuse, en particulier du jeûne : le jeûne n’était obligatoire qu’une fois par an, mais il était beaucoup plus fréquent car ce renoncement physique venait appuyer les démarches de repentance (devant la culpabilité) ou les demandes, en montrant qu’on cherchait Dieu de tout son cœur – et de tout son corps. Dieu nous livre son analyse de la situation.
Lecture Esaïe 58.1-12
1 Crie à pleine voix, ne te retiens pas, dit le Seigneur. Comme le son de la trompette, que ta voix porte loin. Dénonce à mon peuple sa révolte, aux descendants de Jacob leurs fautes.
2 Jour après jour, tournés vers moi, ils désirent connaître ce que j’attends d’eux. On dirait un peuple qui agit comme il faut et qui n’abandonne pas le droit proclamé par son Dieu. Ils réclament de moi de justes jugements et désirent ma présence.
3 Mais ils me disent : « À quoi bon pratiquer le jeûne, si tu ne nous vois pas ? À quoi bon nous priver, si tu ne le sais pas ? » Alors je réponds : Constatez-le vous-mêmes : jeûner ne vous empêche pas de saisir une bonne affaire, ni de malmener vos employés.
4 Quand vous jeûnez, vous vous querellez, vous vous disputez et vous donnez des coups de poing ! Quand vous jeûnez ainsi, votre prière ne parvient pas jusqu’à moi.
5 Est-ce en cela que consiste le jeûne tel que je l’aime, le jour où l’on se prive ? Courber la tête comme un roseau, revêtir l’habit de deuil, se coucher dans la poussière, est-ce vraiment pour cela que vous devez proclamer un jeûne, un jour qui me sera agréable ?
6 Le jeûne tel que je l’aime, le voici, vous le savez bien : c’est libérer ceux qui sont injustement enchaînés, c’est les délivrer des contraintes qui pèsent sur eux, c’est rendre la liberté à ceux qui sont opprimés, bref, c’est supprimer tout ce qui les tient esclaves.
7 C’est partager ton pain avec celui qui a faim, c’est ouvrir ta maison aux pauvres et aux déracinés, c’est fournir un vêtement à celui qui n’en a pas, c’est ne pas te détourner de celui qui est ton frère.
8 Alors ce sera pour toi l’aube d’un jour nouveau, ta plaie ne tardera pas à se cicatriser. Le salut te précédera et la gloire du Seigneur fermera la marche. 9 Quand tu appelleras, le Seigneur te répondra ; quand tu demanderas de l’aide, il te dira : « J’arrive ! » Si tu cesses chez toi de faire peser des contraintes sur les autres, de les ridiculiser en les montrant du doigt, ou de parler d’eux méchamment, 10 si tu partages ton pain avec celui qui a faim, si tu réponds aux besoins du malheureux, alors la lumière chassera l’obscurité où tu vis. Au lieu de vivre dans la nuit, tu seras comme en plein midi. 11 Le Seigneur restera ton guide ; même en plein désert, il te rassasiera et te rendra des forces. Tu seras comme un jardin bien arrosé, comme une fontaine abondante dont l’eau ne tarit pas.
12 Alors tu relèveras les anciennes ruines, et tu rebâtiras sur les fondations abandonnées depuis longtemps. On te nommera ainsi : « Celui qui répare les brèches », « Celui qui restaure les sentiers, pour rendre le pays habitable ».
1/ Un appel à la cohérence
Les auditeurs du prophète ont dû être surpris ! Dieu vient critiquer… les bons élèves ! Ceux qui prient, qui jeûnent, qui se privent, qui donnent pour le Temple… qui cherchent la volonté de Dieu, et qui ne comprennent pas pourquoi Dieu ne répond pas. C’est que Dieu rejette en bloc leur démarche. Il ne rejette pas le rite, le jeûne ou la prière en soi, c’est lui qui l’a demandé ! ce sont des formes qui aident à structurer la relation avec Dieu. Mais le problème, c’est le manque de cohérence et de sens. Au Temple, ils offrent un visage spirituel, concentré, consacré, mais à la maison, en réunion d’équipe au travail, avec leur porte-monnaie, ces « bons élèves » montrent un autre visage, comme s’ils avaient deux vies – sans aucune connexion.
De manière intéressante, Dieu n’évoque pas les gros péchés scandaleux qui nous feraient bondir, mais il pointe du doigt la violence du quotidien, l’agressivité, l’opportunisme, le mépris de l’autre, l’égoïsme ordinaire qui fait que je sers d’abord mes intérêts, quitte à nier l’autre. Ce qu’ils vivent avec Dieu n’a aucun impact sur leurs relations, sur leur comportement, sur leurs valeurs… Ce qui pose la question : que vivent-ils vraiment avec Dieu ? Cherchent-ils vraiment Dieu ou veulent-ils simplement obtenir des avantages ?
Puisqu’ils disent qu’ils cherchent la volonté de Dieu, Dieu la leur donne – pas pour Untel ou Untel, mais en général, pour tous : ce qu’il désire, c’est la justice. Au Temple comme au bureau, au magasin ou en réunion de syndic, en réunion de chantier ou en conseil de classe, c’est la justice. Le quotidien, bariolé et complexe, fait partie de la relation avec Dieu.
Voyons comment Dieu résume sa volonté [v.9-10] :
- Eviter la pression sur les autres: la pression financière provenant de pratiques douteuses, la pression dans les relations, le chantage, les menaces, les horaires invivables…
- Eviter le mépris: humiliation, moquerie, calomnie, commérage…
Une simple question de respect, finalement ! Mais dans nos cultures (familiales, sociales, d’entreprise), est-ce que la pratique du respect est toujours au centre ?
- Et Dieu ajoute le partage. Ne faire de mal à personne, ce n’est pas faire le bien. C’est un premier pas ! mais sa vision à lui est aussi proactive : partager avec celui qui a faim, qui est nu, qui est déraciné…
Dieu invite à une relation avec lui qui nous décentre : au lieu de chercher notre intérêt, encore et encore, il nous appelle à nous ouvrir aux autres, dans la justice et dans l’amour. Sinon ? Sinon, tous nos actes religieux et « spirituels » ne sont que des offrandes sur l’autel de notre ego…
2/ aimer Dieu et la justice
Car vraiment aimer Dieu, c’est aimer ce qu’il aime, et il aime la justice. La justice – c’est-à-dire que chacun soit traité selon la valeur et la dignité que Dieu lui a donnée en le créant, indépendamment de nos réussites ou de nos conditions de vie. En particulier ceux que la société méprise facilement : les pauvres, les étrangers… (v.7) Dieu nous invite à voir l’autre, dans sa chair, son visage, son regard, son histoire, sa personne – loin des statistiques ou des distances théoriques, sa chair est la mienne.
Ce texte ancien vient nous décoiffer aujourd’hui, et attaque notre mentalité individualiste, notre sentiment de mériter ce qu’on a et d’avoir bien le droit d’en profiter, quand même ! Dieu vient même piquer notre quête de « toujours plus », de bons coups et de bonnes affaires, qui garantissent rarement une rémunération juste du producteur…
L’autre a la même valeur que moi : c’est de l’humanisme basique. Mais l’Evangile ajoute un élément de poids : Jésus, qui était Dieu, riche et glorieux, s’est dépouillé lui-même, de sa gloire, de sa vie, pour donner aux pauvres, aux affamés, aux exilés, une vie nouvelle, dans l’éternité. Ces gens pauvres et nus, c’est nous ! Nous étions nus, honteux, affamés de sens et de paix, assoiffés d’amour et de justice – et en Christ, Dieu nous a nourris de pardon, il nous a abreuvés d’amour, il nous a habillés de dignité, il nous a donné une chambre dans sa maison.
3/ Vivre la justice de Dieu
A ceux qui cherchent vraiment Dieu, de tout leur cœur et de toute leur vie, Dieu promet de répondre : il donnera sa lumière, il donnera l’abondance, il protègera, réparera, guidera. En somme, il prendra sa place parmi le peuple pour lui faire du bien. La vision qu’il donne est presque paradisiaque : Dieu annonce un royaume de justice et de paix, que nous attendons encore mais que le Christ a inauguré par sa vie, sa mort, sa résurrection.
Notez que Dieu invite à rassasier l’autre, et qu’il promet lui-même de nous rassasier… derrière le manque de partage ou la convoitise effrénée, on a souvent peur de manquer, de ne pas avoir assez : Dieu affirme qu’il pourvoira, qu’il prendra soin de ceux qui le suivent.
Dieu s’adresse ici au peuple d’Israël dans son ensemble, en tant que nation – mais la situation a changé : l’Eglise existe dans différentes nations, et les chrétiens ne sont pas entièrement responsables du système politico-socio-économique en place. Les enjeux de justice et d’injustice aujourd’hui impliquent à la fois l’individu, la collectivité, l’Etat et les dynamiques internationales, dans un réseau d’enchevêtrements complexes. On aurait tort de prendre sur nos épaules d’individu la culpabilité d’un tel système. Mais, admettre que ni vous ni moi ne sauverons le monde ne rend pas caduc l’appel à une vie juste et généreuse.
Dans le texte, Dieu annonce que son peuple aura un titre tout à fait particulier : « celui qui répare les brèches ». Celui qui met en œuvre la justice de Dieu, qui répare, qui restaure… Seul Dieu peut remettre notre monde dans un juste fonctionnement – c’est ce que nous attendons, c’est ce que nous réclamons lorsque nous prions « que ton règne vienne ». Mais notre attente ne se vit pas en salle d’attente, à passer le temps en feuilletant un magazine et ne regardant l’heure de temps à autre : Dieu est déjà en train d’agir, son projet est en cours de réalisation, et il nous invite à le rejoindre, maintenant, là où nous sommes, tels que nous sommes, avec nos moyens, pour participer à sa mission.
Conclusion
La plaidoirie de Dieu contre l’hypocrisie de son peuple est très concrète : elle touche aux actes du quotidien. Mais chaque quotidien est différent : si vous êtes retraité, étudiante, comptable, ouvrier, prof, aide-soignant, si vous vivez seul ou que vous avez charge de famille… Chacun est différent, avec ses responsabilités, ses défis et ses ressources. Mais dans ce quotidien, Dieu nous invite tous, sans exception, à laisser sa justice orienter un peu plus notre vie, notre mentalité, nos choix, nos pratiques. Nous ne règlerons pas tout ! mais par nos prières, nos prises de position, nos actions, nous œuvrerons pour Dieu, par Dieu, comme Dieu – et nous goûterons, en avant-première, à la douceur de sa paix et de sa joie.