Nourrir notre espérance

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Dans cette période de crise, une des difficultés, c’est le manque – de différentes choses ! Pour certains un manque financier dû à une perte d’emploi, pour d’autres le manque de relations sociales, pour d’autres encore le manque d’activités ressourçantes (sport, culture). Ou encore le manque de projets pour dessiner l’avenir. Même ceux qui sont très occupés manquent – de relations informelles avec les collègues, de liberté de déplacement (18h c’est tôt !), de voir la famille ou les amis sans crainte. Et on en souffre aussi en église : les petits groupes, les repas d’église, l’hospitalité, et au-delà, la chaleur et la fluidité des relations nous manquent ! tout comme la possibilité de nous projeter, la clarté sur la ligne à suivre, nous manquent !

Dans ce contexte de privation et de frustration, j’aimerais vous parler ce matin… du jeûne ! oui, oui, le jeûne !  cette privation supplémentaire… mais volontaire ! Le jeûne, c’est la privation volontaire de nourriture – partielle (comme p. ex. ce qu’on appelle le jeûne de Daniel où on ne mange que du végétal) ou totale (sans nourriture, pendant une partie de la journée, une journée ou plusieurs). Par extension, certains pratiquent des jeûnes électroniques, de réseaux sociaux, de télé… Le jeûne, comme la prière et l’aumône, fait partie des pratiques spirituelles courantes dans la plupart des religions, et aussi chez les chrétiens.

Alors chez les évangéliques, on trouve plusieurs positions. Certains sont très assidus dans le jeûne comme soutien de la prière, avec des soirées jeûne et prière en communauté p. ex. ou des jeûnes individuels. D’autres sont indifférents ou allergiques à cette pratique, qui paraît peut-être trop rituelle, ou dont on ne saisit pas bien l’objectif.

On sait que Jésus a pratiqué le jeûne, notamment juste après son baptême, pendant 40 jours, comme pour se préparer à sa mission qui allait aboutir à un renoncement total : le don de sa vie sur la Croix. Il ne s’est pas privé de nourriture : il s’est privé de sa vie, pour que nous soyons pardonnés et réconciliés avec Dieu !

Sinon, Jésus parle rarement du jeûne : comme ça fait partie des pratiques spirituelles juives, on part du principe que Jésus et ses auditeurs le pratiquaient mais Jésus ne le met pas particulièrement en avant.  Il en donne l’explication dans un échange avec les disciples de Jean-Baptiste, qui nous est transmis dans l’évangile de Matthieu ch.9.

Lecture biblique : Matthieu 9.14-17

14 Les disciples de Jean le baptiste s’approchèrent de Jésus et lui dirent : « Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, tandis que tes disciples ne jeûnent pas ? » 

15 Jésus leur répondit : « Pensez-vous que les invités à un mariage pourraient pleurer pendant que le marié est avec eux ? Mais des jours viendront où le marié leur sera enlevé ; alors ils jeûneront.

16 Personne ne répare un vieux vêtement avec un morceau de tissu neuf ; car ce morceau tirerait sur le vieux vêtement et la déchirure s’agrandirait encore. 

17 On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon les outres éclatent, le vin se répand et les outres sont perdues. On verse au contraire le vin nouveau dans des outres neuves et ainsi le tout se conserve bien. »

[verset 14] A l’époque de Jésus, il y a une diversité spirituelle. Les pharisiens et les disciples de Jean-Baptiste ne sont franchement pas pareils, mais les deux mouvements regroupent des personnes consacrées, engagées, qui essaient de suivre Dieu dans tout ce qu’ils font. Et ces personnes pratiquent le jeûne. Tous les Juifs sont censés pratiquer le jeûne, une fois par an au moins, lors du Jour des Expiations (Yom Kippour), en signe de repentance devant Dieu. D’autres jeûnes existent, dont on retrouve des exemples dans l’Ancien Testament : jeûne spontané pour se repentir d’une faute collective ou individuelle, jeûne qui exprime la lamentation, le deuil, devant des tragédies, et parfois des jeûnes pour se consacrer à la prière et chercher la volonté de Dieu. Certains pharisiens jeûnaient volontiers 2 jours par semaine. Les disciples de Jean-Baptiste, dans ce mouvement de renouveau centré sur la repentance et la recherche de la volonté de Dieu, intégraient manifestement eux aussi le jeûne à leur pratique régulière.

Leur question vient du fait qu’ils reconnaissent en Jésus, et en ses disciples, des croyants engagés, consacrés, sincères, entiers. Pourtant, ils ont un mode de vie plutôt festif, léger, et on ne les voit guère jeûner. Dans l’épisode qui précède, les pharisiens étaient choqués de voir Jésus participer à une fête avec des gens peu recommandables… Nul doute que Jésus est attaché à Dieu, mais pourquoi se démarque-t-il autant du bon ton spirituel ?

[v.15] Jésus répond avec 3 images qui soulignent la radicalité du changement. Avec son arrivée à lui, sous l’image du marié, la situation a changé si profondément, qu’il faut changer la façon de voir les choses, et la façon de vivre – on ne peut pas bricoler en intégrant quelques nouveautés à un état d’esprit ancien, ça ne va pas ensemble : d’où les images du tissu qui se déchire ou de l’outre de vin qui éclate. Le changement de fond va avec un changement de forme !

Et qu’est-ce qui change avec l’arrivée de Jésus ? C’est la fête ! La fête de l’amour de Dieu qui se révèle à travers Jésus ! Dieu qui pardonne à ceux qui se repentent, et qui offre un nouveau départ. Dieu qui communique sa vie – vivifiante, restauratrice – à tous ceux qui sont blessés ou moribonds. Dieu qui donne la joie à ceux qui pleurent, et la paix à ceux qui ont peur. Dieu qui montre le chemin à ceux qui cherchent sa volonté. Tout ce que le jeûne exprime comme attente reçoit une réponse en Christ.

Pourquoi s’humilier, se lamenter, se frustrer, alors que la paix, la vie, la vérité sont présentes là, physiquement, en Christ ? On ne cherche plus, on reçoit ! Jésus n’est pas un prophète comme Jean-Baptiste ou un enseignant doué, dans le genre des maîtres rabbiniques – c’est là que ses interlocuteurs se trompent – il est Dieu lui-même qui ouvre ses bras avec amour. C’est la fête ! Et rien de mieux que l’image du mariage pour exprimer cette joie exubérante de voir Dieu nous rejoindre à travers Jésus…

Mais dans notre lecture, on s’arrête trop souvent là ! Car Jésus ajoute une précision : tant qu’il est là, pas besoin de jeûner ou de se lamenter… mais le jour viendra où il sera enlevé, et la tristesse du deuil sera à nouveau appropriée.

A quoi Jésus fait-il référence ? Sûrement à sa mort violente. Les disciples, sonnés de voir Jésus disparaître, sombreront dans l’incompréhension, la peur, le découragement. En annonçant ce moment, Jésus montre qu’il y a encore des ombres au tableau.

Déjà et pas encore, la fête et le jeûne

Où nous situer, nous, aujourd’hui ? Sommes-nous dans la fête de la présence du Christ ? Ou dans la tristesse de son absence ?

Les deux !

Jésus est mort, c’est vrai, mais il est ressuscité. Il a rejoint Dieu, aux côtés de qui il règne aujourd’hui. A ses disciples, et à nous, il fait cette promesse extraordinaire : « Toute autorité m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. […] sachez-le : je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » ( Matthieu 28.18, 20). C’est la fête ! En Christ, nous avons accès à Dieu, librement, joyeusement, abondamment… Notre vie a changé !

Cependant, il reste des ombres au tableau. Le mal demeure, avec son lot de tragédies, d’injustices, de souffrances et de larmes. Et même à titre personnel, intérieur : même si nous sommes pardonnés, nous subissons encore les tentacules du péché, de ce mal en nous qui nous déforme de l’intérieur. Nous sommes enfants de Dieu, mais trop souvent encore alourdis de pensées, réflexes, comportements, qui ne sont pas en accord avec cette vie nouvelle. Nous vivons avec Dieu, mais pas encore dans la plénitude.

Nous sommes donc dans le « déjà », et dans le « pas encore ». C’est comme si Jésus avait acheté une maison, elle lui appartient, son nom est sur la porte, mais il n’a pas encore emménagé… Nous nous réjouissons que notre monde ait été racheté par Dieu, mais ô combien nous attendons son emménagement ! Il y a encore trop de moments d’ombre, de vide et de froid. Il nous manque la chaleur et la présence, la pleine lumière de notre Dieu.

Oui, la rencontre avec le Christ nous rassasie comme une fête, mais elle attise aussi en nous la faim de plus – plus de sainteté, dans notre cœur ; plus de justice, dans notre vie et notre monde. Et cette faim s’exprime dans cette prière qui crie à Dieu : que ton règne vienne ! Une prière d’espérance qui modifie peu à peu nos priorités et nos comportements.

Que pourrait bien apporter le jeûne dans cette démarche d’espérance ?

Nourrir notre espérance

Au niveau du jeûne alimentaire, ou même des autres (électronique p. ex.) il y a bien des avantages : le temps libéré pour prier ou lire la Bible, ou bien l’économie, par exemple d’un repas qui peut se transformer en don équivalent – à une association, à un proche dans le besoin… Et c’est vrai, le jeûne donne du temps et change notre rapport à ceux qui sont vraiment dans le manque (matériellement et spirituellement).

Mais le jeûne est aussi intéressant en lui-même, en tant qu’exercice spirituel du « pas encore ».

1/ l’expérience. Parfois notre spiritualité est un peu désincarnée : tout se passe dans la réflexion, les intentions… Le jeûne est une façon concrète d’exprimer, de ressentir, la faim réelle que Dieu se révèle.

C’est comme sourire pour accueillir, prendre dans ses bras pour réconforter,… Tous ces gestes qui nous manquent, et qui appuient, soutiennent, la parole ! Ces gestes qui nous impliquent autrement. Je ne crois pas que le jeûne change la valeur ou l’intensité de la prière, mais d’une certaine façon, notre corps entre à son tour dans cette démarche d’attente, d’espérance – et ça nous implique autrement. Un ami jeûneur me disait même que son corps l’incitait à prier. Quand son ventre gargouille, première pensée : j’ai faim ! Mais il le réoriente : non, Seigneur, c’est de ta présence que j’ai vraiment faim.

2/ l’exercice. Le jeûne est aussi un exercice de la frustration. Alors, dit comme ça, ça ne fait pas rêver ! La frustration, aujourd’hui, c’est presque une insulte – quelqu’un de frustré, c’est l’inverse de quelqu’un d’épanoui. Le jeûne alimentaire, comme frustration volontaire, est une façon de prendre position, et d’affirmer (à soi-même d’abord !) que le bonheur, l’épanouissement, le repos et la satisfaction ultimes nous manquent. Que la vie aujourd’hui nous frustre, oui, qu’elle ne correspond pas à ce que nous désirons vraiment au fond de nous. Vous pouvez avoir une famille, un super travail, une maison, de quoi vivre au large… le mal est toujours là ! peu importe sous quelle forme – nous ne sommes pas au paradis.

Pourquoi appuyer sur ce qui nous manque ? N’est-ce pas masochiste ? Parce que notre société nous invite sans relâche à combler nos manques – nos envies, nos désirs, nos révoltes – par des succédanés temporaires et parfois monnayés. Mais ces satisfactions sont rarement justes et équitables, rarement durables, rarement profondes. Le jeûne, en nous forçant à expérimenter un manque ponctuel, nous rappelle que le seul qui puisse vraiment nous satisfaire au plus profond de nous, c’est Dieu ! Par son pardon, son amour, sa vie, sa justice, sa vérité, sa paix… Dieu seul comble notre faim, à travers le Christ.

 

Conclusion

Alors, en réalité, peu importe que vous jeûniez ou pas… Le jeûne est une discipline vraiment intéressante, facile à essayer (vous pouvez trouver des conseils pratiques sur internet) et sans danger si vous n’êtes pas enceinte ou malade. Peu importe que vous jeûniez, parce que ce qui compte vraiment, et c’est ce que Jésus interrogeait, c’est le sens. Au-delà de la pratique, quelle faim avez-vous de Dieu ? Avez-vous soif de le voir se révéler, dans votre vie et dans le monde ? Comment cette espérance se manifeste-t-elle dans votre vie, qu’est-ce qu’elle vient transformer ?

« Heureux ceux qui ont faim et soif d’un monde juste, disait Jésus, car ils seront rassasiés » (Matthieu 5.6)

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