Il y a des expressions de la langue française qui viennent directement des Évangiles, sans que la plupart des gens qui les utilisent le sachent forcément. Nul n’est prophète en son pays. A chaque jour suffit sa peine. Rendre à César ce qui est à César. Jeter la première pierre. On reconnaît un arbre à ses fruits. Toutes ces expressions viennent des Evangiles !
Il y a même des mots dont le sens en français vient directement de l’Évangile, à tel point que lorsqu’on le lit dans la Bible, notre compréhension peut en être faussée. C’est le cas du mot talent, qui désigne en français une aptitude, un don particulier. Or le mot vient directement de la parabole dite des talents racontée par Jésus. Et on oublierait presque que le mot désignait d’abord, dans l’Antiquité, une unité de poids et une unité monétaire.
La question piège est donc : la parabole des talents (au sens de l’Antiquité) parle-t-elle vraiment de nos talents (au sens moderne) ? Pour répondre à cette question, je vous propose de lire cette parabole, dans la version de la Nouvelle Bible en Français courant qui, plutôt que de parler de talents, parle de pièces d’or…
Matthieu 25.14-30
14 Il en sera comme de quelqu’un qui allait partir en voyage : il appela ses serviteurs et leur confia ses biens. 15 Il remit à l’un 500 pièces d’or, à un autre 200, à un troisième 100 : à chacun selon ses capacités. Puis il partit en voyage. 16 Celui qui avait reçu les 500 pièces d’or s’en alla aussitôt faire du commerce avec cet argent et gagna 500 autres pièces d’or. 17 De même celui qui avait reçu 200 pièces agit de même et gagna 200 autres pièces. 18 Mais celui qui avait reçu 100 pièces s’en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l’argent de son maître.
19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint et régla ses comptes avec eux. 20 Celui qui avait reçu 500 pièces d’or s’approcha et présenta les 500 autres pièces en disant : “Maître, tu m’avais remis 500 pièces d’or. J’en ai gagné 500 autres : les voici.” 21 Son maître lui dit : “C’est bien, bon et fidèle serviteur ! Tu as été digne de confiance dans des choses qui ont peu de valeur, je te confierai donc celles qui ont beaucoup de valeur. Viens te réjouir avec moi.” 22 Le serviteur qui avait reçu les 200 pièces s’approcha ensuite et dit : “Maître, tu m’avais remis 200 pièces d’or. J’en ai gagné 200 autres : les voici.” 23 Son maître lui dit : “C’est bien, bon et fidèle serviteur. Tu as été digne de confiance dans des choses qui ont peu de valeur, je te confierai donc celles qui ont beaucoup de valeur. Viens te réjouir avec moi.” 24 Enfin, le serviteur qui avait reçu les 100 pièces s’approcha et dit : “Maître, je te connaissais comme quelqu’un de dur : tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu récoltes où tu n’as rien planté. 25 J’ai eu peur et je suis allé cacher ton argent dans la terre. Eh bien, voici ce qui t’appartient.” 26 Son maître lui répondit : “Mauvais serviteur, paresseux ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, que je récolte où je n’ai rien planté ? 27 Tu aurais dû placer mon argent à la banque et, à mon retour, j’aurais retiré mon bien avec les intérêts. 28 Enlevez-lui donc les 100 pièces d’or et remettez-les à celui qui en a 1 000. 29 Car à celui qui a, on donnera davantage et il sera dans l’abondance ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a. 30 Et ce serviteur bon à rien, jetez-le dans l’obscurité du dehors, là où l’on pleure et grince des dents.”
De quoi nous parle cette histoire ? D’une mission confiée à trois serviteurs en l’absence du maître. D’un bilan fait au moment du retour du maître. Et si deux serviteurs reçoivent à la fin un bilan positif, ce n’est pas le cas du troisième. Il a échoué dans sa mission. On comprend bien que la parabole parle de nous, de notre vie, de ce que nous en faisons. Et elle parle du bilan qui pourra en être fait à la fin.
Si cette parabole parle de notre vie, on peut donc dire que les deux premiers serviteurs ont réussi leur vie. Mais le troisième a raté sa vie… Et finalement, c’est peut-être bien de cela dont il est question dans cette parabole. Qu’est-ce que réussir sa vie ?
Une parabole dérangeante
Disons-le tout de suite : la parabole est tout de même assez dérangeante ! Le portrait qu’elle dresse du maître n’est pas très flatteur… et pourtant on comprend bien que, d’une manière ou d’une autre, il désigne Dieu. Le maître est-il injuste ? Non, pas vraiment… Mais il est sévère et sans pitié. Son jugement sur le troisième serviteur est implacable.
En fait, on aurait bien aimé que la parabole soit un peu différente. On aurait bien voulu que ce soit celui qui a reçu le plus de pièces d’or qui les cache dans la terre pour les ressortir au retour du maître. Et que celui qui a reçu le moins de pièces d’or se soit montré fidèle et qu’il soit loué par le maître. Voire même qu’il reçoive les pièces d’or de celui qui les aurait caché dans la terre. Ça aurait semblé conforme à l’Evangile, non ? Les premiers sont les derniers…
Sauf que ce n’est pas l’histoire que Jésus a raconté. Dans sa parabole, c’est celui qui a reçu le moins qui se montre craintif. C’est lui qui est blâmé à la fin. Et c’est à son propos que le maître demande qu’on lui retire même ce qu’il n’a pas. Et là, ça nous paraît quand même sévère.
Avant, je me disais que le troisième serviteur avait une fausse vision de son maître. Parce que je faisais trop vite le raccourci : le maître c’est Dieu. Et je me disais que non, Dieu n’est pas comme ça. Il n’est pas quelqu’un de dur qui moissonne où il n’a pas semé, et qui récolte où il n’a rien planté. Sauf que dans la parabole, le maître dit bien de lui-même : “Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, que je récolte où je n’ai rien planté” Le maître de la parabole est bel et bien dur et sévère. Ca, c’est la parabole. Ça ne veut pas dire que Dieu est comme ça… mais ça veut bien dire que, dans cette histoire, le maître est ainsi. Et le troisième serviteur aurait dû agir en conséquence, non pas motivé par la peur comme il l’a fait mais avec un tout petit peu de jugeote, il aurait pu mettre les pièces d’or à la banque et en retirer quelques intérêts. Il me semble que la parabole met l’accent sur la peur du serviteur plutôt que sur la sévérité du maître.
Alors comment comprendre cette parabole ? Je pense qu’on fait fausse route si on essaye de la rendre moins choquante, moins dérangeante. Cette parabole, comme pratiquement toutes les paraboles de Jésus, n’a pas pour fonction de nous rassurer, au risque de nous endormir, mais de nous interpeller et, peut-être, de nous réveiller. Ce que nous faisons de ce que nous avons reçu compte aux yeux de Dieu. Notre vie, ce que nous sommes, ce que nous avons, ce que nous recevons, nous est en réalité confié par Dieu. Nous ne sommes pas vraiment les propriétaires de notre vie, nous en sommes plutôt les gestionnaires.
Nous n’avons pas tous le même “capital” de départ mais nous devons tous, à minima, être de bons gestionnaires de notre vie. Nous aurons des comptes à rendre à Dieu. Nous sommes même invités à prendre des initiatives, oser prendre des risques pour faire fructifier ce que nous avons reçu.
Et si, pour une fois, c’est le plus pauvre qui est blâmé, ça montre aussi qu’il ne suffit pas d’être petit et pauvre pour plaire au Seigneur ! Ici, c’est celui qui a le plus qui donne le bon exemple, pour une fois… L’important, ce n’est pas d’avoir beaucoup ou peu, ce n’est pas d’avoir ou d’être ceci ou cela, l’important c’est la manière dont nous gérons ce qui nous est confié.
Qu’est-ce que réussir sa vie ?
A la lumière de cette parabole, la réponse sera sans doute différente pour chacun, en fonction de ce qu’on a reçu. Il est évident que tout le monde ne naît pas dans les mêmes conditions (cadre familial, éducation, niveau social) et n’a pas les mêmes opportunités qui se présentent à lui ou à elle tout au long de sa vie. C’est un peu les différents montants de pièces d’or des trois serviteurs de la parabole.
On ne peut donc pas attendre la même chose, le même parcours, les mêmes fruits pour tout le monde. Il n’y a pas une seule façon de réussir sa vie.
Rejeter les stéréotypes
C’est impossible, et absurde, de dire comme certains : “si tu n’as pas ceci ou si tu n’a pas fais cela à 50 ans, tu as raté ta vie !” Il y a pourtant bien des stéréotypes de la réussite véhiculés par notre société : un compte en banque bien garni, une maison, une belle voiture, ou une montre en or, une carrière professionnelle qui nous mène tout en haut de l’échelle sociale, un nombre de followers sur Instagram ou sur YouTube qui se compte en millions…
Et ne nous y trompons pas, il y a aussi des versions évangéliques des stéréotypes de la réussite. Pour réussir sa vie, il faut être marié, avoir des enfants (au moins trois) et une responsabilité en vue dans l’Eglise. “Si tu n’as jamais été membre du conseil de ton Eglise à 50 ans, tu as raté ta vie !” Non, il faut absolument se défaire de ces stéréotypes qui n’ont aucun appui biblique.
Refuser le statu quo
Le principe qui découle de notre parabole me semble être qu’on réussit sa vie quand on la termine plus riche qu’au début… Et on ne parle pas ici de richesse matérielle, évidemment ! Jésus se soucie peu des richesses matérielles dans les Evangiles, sinon pour mettre en garde contre le piège qu’elles peuvent constituer. Lorsqu’il parle de la vraie richesse, il parle d’autre chose :
Matthieu 6.19-21
19 Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les mites et la rouille détruisent et les cambrioleurs forcent les serrures pour voler. 20 Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, où il n’y a ni mite ni rouille pour détruire, ni cambrioleurs pour forcer les serrures et voler. 21 Car ton cœur sera toujours là où est ton trésor.
Enterrer les pièces d’or, c’est se contenter de ce qu’on est et de ce qu’on a. C’est s’enfermer dans le statu quo. Faire fructifier les pièces d’or, c’est prendre le risque de l’ouverture à l’autre, de l’amour, de la rencontre, du partage. Tout ce qui nous enrichit vraiment. Et tout ce qui enrichit les autres par la même occasion.
Accueillir l’amour de Dieu
Nous avons fait remarquer que dans la parabole, c’est la peur qui paralyse le troisième serviteur, lui ôtant tout discernement : il n’a même pas pensé mettre les pièces d’or qui lui étaient confiées à la banque, pour en retirer quelques intérêts.
Je n’ai que récemment compris une formule biblique qu’on cite assez souvent : “l’amour parfait bannit la crainte” (1 Jean 4.18). Or, le contexte de cette phrase, c’est le jugement de Dieu que le croyant peut envisager paisiblement, parce qu’il est aimé de Dieu. L’amour parfait, c’est quand la peur d’être jugé a disparu. C’est vrai dans notre relation à Dieu, mais aussi dans notre relation à notre prochain.
Justement, dans notre parabole, le troisième ouvrier avait peur d’être jugé sévèrement par son maître. Alors il a enterré les pièces d’or. Si c’est la peur qui motive notre vie, nous risquons bien de passer à côté.
Réussir sa vie, c’est surmonter ses peurs et oser prendre des initiatives, en fonction de ses dons. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi et de prendre des risques inconsidérés. Il s’agit surtout d’avoir suffisamment confiance pour surmonter nos peurs. Et la meilleure façon de surmonter nos peurs, toutes nos peurs, c’est de découvrir l’amour inconditionnel de Dieu pour nous.
Évidemment, ici, je vais un peu au-delà de notre parabole, qui ne parle pas directement de l’amour de Dieu. Mais je ne vais pas au-delà de l’Évangile en disant cela ! Bien au contraire. La Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, c’est justement celle de l’amour de Dieu pour tous ceux qui croient.
Conclusion
On pourrait donc dire qu’on a réussi sa vie si on a compris l’amour inconditionnel de Dieu pour nous. Parce que si on a compris cela, alors on ne se laisse pas enfermer dans les stéréotypes et on ne se réfugie pas dans le statu quo. Dieu nous aime tel que nous sommes et quoi que nous fassions. Et on ose alors prendre des risques, des initiatives, en sachant que nous n’avons pas à craindre le jugement de Dieu. Il continuera de nous aimer. Et il fera même fructifier ce qu’il nous a confié.