Il y a quinze jours, pour la première prédication de notre campagne de rentrée, je vous avais posé une question : Suivre le Christ, est-ce vraiment si simple que ça ? En élargissant même la question, que vous soyez croyant ou non : est-ce que vous trouvez que c’est facile de vivre au quotidien en cohérence avec vos convictions et vos valeurs ?
Je pourrais poser à nouveau la même question aujourd’hui. Elle est au cœur de cette campagne de rentrée et elle pose le défi d’une vie de disciple du Christ à plein temps, 7 jours sur 7. La semaine dernière, Florence a rappelé que ce défi est celui de la mission que le Christ nous confie, son appel à être attaché à lui pour porter du fruit. C’est le défi d’avoir une vie épanouie et féconde, pas seulement pour soi mais aussi pour les autres.
Entre notre vie spirituelle et notre vie d’Eglise d’une part, et notre vie quotidienne, au contact de nos prochains, souvent très éloignés de notre foi, d’autre part, la posture à adopter n’est pas évidente. Une prière de Jésus dans l’évangile selon Jean va nous aider à y voir plus clair quant à cette posture.
L’évangile selon Jean a regroupé dans ses chapitres 14 à 17 un long discours d’adieu de Jésus à ses disciples. Il leur donne ses dernières instructions, en quelque sorte. Et ce discours se termine avec une longue prière qui constitue tout le chapitre 17. C’est une prière dense, riche et essentielle pour comprendre ce que le Seigneur attend de ses disciples.
Nous allons lire un extrait de cette prière, où Jésus évoque justement la posture des croyants dans le monde, dans des termes qui montrent que la juste posture est une question d’équilibre, qui demande finesse et discernement.
Jean 17.13-19
13 Maintenant je viens à toi et je dis ces choses pendant que je suis encore dans le monde, afin qu’ils aient en eux ma joie, une joie complète. 14 Je leur ai donné ta parole, et le monde a de la haine pour eux parce qu’ils n’appartiennent pas au monde, comme moi je n’appartiens pas au monde. 15 Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du Mauvais. 16 Ils n’appartiennent pas au monde, comme moi je n’appartiens pas au monde. 17 Fais qu’ils soient entièrement à toi, par le moyen de la vérité ; ta parole est la vérité. 18 Comme toi tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. 19 Je m’offre entièrement à toi pour eux, afin qu’eux aussi soient entièrement à toi.
C’est un texte qu’on cite assez souvent en tant que croyant. Il décrit fort bien la difficile condition du disciple de Jésus dans le monde. On en tire la fameuse formule, inspirée de ce texte, disant que les chrétiens sont dans le monde sans être du monde. La formule est juste mais il est légitime de la revisiter régulièrement, pour se demander si nous l’avons bien comprise, et si nous la vivons correctement…
On cite souvent le verset 14, qui souligne la haine du monde. Et, paradoxalement, ça nous rassure parce qu’on y voit l’écho de nos difficultés à vivre au quotidien en chrétien dans un monde qui ne partage pas nos convictions. Même si ça peut nous pousser à prétendre un peu trop vite que nous sommes persécutés… Attendons le 7 novembre, où nous vivrons ensemble le culte de l’Eglise persécutée, proposé par Portes Ouvertes, pour nous souvenir que des frères et soeurs chrétiens sont vraiment persécutés à cause de leur foi dans le monde. Et ce n’est pas notre cas ici, en France !
On cite aussi souvent le verset 16 qui affirme explicitement que le croyant n’appartient pas au monde. Même si ça a pu justifier, et ça justifie encore parfois, une méfiance systématique pour tout ce qui n’est pas explicitement et clairement chrétien… ce qui me semble tout à fait excessif !
On cite aussi le verset 18, surtout si on a un coeur pour la mission. Et on se souvient, avec raison, que le Seigneur nous envoie dans le monde pour être porteurs de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.
Mais, et je me trompe peut-être, j’ai l’impression qu’on ne cite pas si souvent que cela le verset 15… Il me semble pourtant être à la charnière de tout ce passage, essentiel pour préserver un sain équilibre de notre vie de disciple de Jésus-Christ dans le monde :
Jean 17.15
Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du Mauvais.
Ne pas se retirer du monde
Il est intéressant de noter que la première partie de la demande de Jésus est formulée de façon négative. Il aurait pu dire aussi : “Je te prie de les garder dans le monde”. Il préfère dire “Je ne te prie pas de les retirer du monde…”
C’est dire, probablement, que la tentation est forte de le faire. C’est peut-être même une tendance naturelle contre laquelle il faut lutter… d’où l’importance de demander à Dieu de ne pas nous retirer du monde.
Il me semble légitime de dire que le croyant est naturellement attiré vers un certain retrait du monde. Et ça peut s’expliquer. A force de ressentir un décalage entre ce qui nous anime, nos valeurs et aspirations profondes et celles que nous rencontrons autour de nous, il peut y avoir une fatigue légitime, une lassitude, un découragement et des frustrations. Surtout quand on doit faire face à l’incompréhension, voire aux moqueries ou au rejet de certains. Au bout d’un moment, on a peut-être envie de démissionner, de se retirer du monde pour se retrouver avec celles et ceux qui partagent notre foi et nos valeurs.
Se retirer du monde, c’est une tendance assez naturelle pour le croyant. Mais c’est une solution de facilité… en réalité, c’est même une fuite. Nous l’avons lu dans notre texte, Jésus nous envoie dans le monde ! On fuit cet appel quand on se retire du monde…
Il faut se rendre compte qu’on ne se retire pas forcément du monde de façon intentionnelle. C’est souvent un processus lent, presque imperceptible. Et parfois il est bon de s’arrêter et de se demander où nous en sommes.
Quand peut-on dire qu’on s’est retirés du monde ? On pourrait répondre sans doute qu’on s’est retiré du monde quand on ne le connaît plus sinon par nos aprioris et nos préjugés, quand nos contacts avec le monde ne sont plus que contraints par les nécessités de la vie sociale…
Voici quelques exemples concrets auxquels je pense :
- Ne peut-on pas dire qu’on s’est retirés du monde quand notre cercle d’amis est constitué exclusivement de chrétiens ?
- Ne peut-on pas dire qu’on s’est retirés du monde quand les seuls livres qu’on lit, les seules musiques qu’on écoute, les seuls films qu’on regarde sont des productions “chrétiennes” ?
- Ne peut-on pas même dire d’une Église qu’elle s’est retirée du monde quand elle ne s’adresse qu’à des chrétiens et que ses préoccupations ne sont que de prendre soin de ses membres ?
On devient alors des chrétiens hors sol, déconnectés du monde qui les entoure. Comment pourrons-nous alors accomplir la mission que le Christ nous a confiée ?
La demande de Jésus doit nous tenir en éveil, et nous pouvons nous l’approprier en demandant à Dieu : “Garde-nous de nous retirer du monde !”
Être gardé du Mauvais
Mais pour garder une compréhension équilibrée de la posture du disciples du Christ dans le monde, il faut considérer la deuxième partie de la demande de Jésus : “Je te prie de les garder du Mauvais.” D’autres versions traduisent ici plutôt “garder du mal”, ce qui est aussi possible. En traduisant le Mauvais, on laisse entendre avec justesse que le mal n’est pas simplement un concept abstrait et philosophique, mais qu’il est un ennemi contre lequel il faut lutter, dont il faut discerner les manoeuvres et auquel il faut résister.
Il ne s’agit pas d’être naïf et de croire que nous vivons dans le monde des Bisounours ! Il y a bel et bien, dans le monde, des dangers dont il faut être gardés, des forces destructrices et aliénantes qu’il faut combattre. Mais il ne faut pas se tromper de combat. L’ennemi, ce n’est pas le monde, c’est le Mauvais.
Il serait absurde de dire que tout ce qui vient du monde est mauvais. D’abord parce que ce n’est pas faire justice au Dieu de grâce qui oeuvre aussi, dans sa souveraineté, dans notre monde. C’est ce qu’on appelle en théologie protestante la grâce commune, par laquelle Dieu veille sur sa création, il distribue aux humains des dons et des talents pour le bien de tous.
Il faut sortir d’un discours binaire et sans nuance. D’autant que dire que tout ce qui vient “du monde” est mauvais, c’est aussi oublier que le Mauvais n’est pas seulement extérieur à nous-mêmes ! Jésus dit bien que c’est ce qui sort de notre coeur qui nous souille ! Le Mauvais est aussi en chacun de nous…
Il ne s’agit pas non plus de faire une liste de ce qui serait bon et de ce qui serait mauvais, de ce qui vient de Dieu et de ce qui vient du diable. La réalité est bien plus complexe et nuancée que cela. On ne s’en sortira pas avec des listes !
C’est bien pour cela que Jésus adresse cette demande pour nous. C’est parce que la réalité du mal est complexe et qu’un travail fin de discernement est nécessaire que nous avons besoin d’être gardés du Mauvais.
Il n’est jamais superflu de s’interroger sur le bien-fondé de nos pratiques, de nos activités et de nos projets. Dans tous les domaines de notre vie. Quels en sont les impacts sur nous-mêmes, et sur ceux que nous côtoyons. Est-ce que ça élève ou ça abaisse ? Est-ce que ça libère ou ça emprisonne ? Est-ce que ça fait grandir ou ça humilie ? Est-ce que ça nous ouvre sur les autres ou ça nous enferme sur nous-mêmes ? Et on pourrait multiplier les questions…
Les réponses ne seront pas toujours simples, rarement binaires, souvent nuancées. Mais l’exercice est salutaire et doit se vivre nourri de prière et de méditation de la Parole de Dieu, pour avoir un discernement éclairé par l’Esprit de Dieu.
Car le solide fondement sur lequel s’appuyer, c’est la Parole de Dieu. C’est le verset 17 : “Fais qu’ils soient entièrement à toi, par le moyen de la vérité ; ta parole est la vérité.” A condition de ne pas chercher dans la Bible des listes et des opinions toutes faites, mais la pensée de Dieu à appliquer à notre vie, aujourd’hui.
Conclusion
L’expression “être dans le monde sans être du monde” exprime bien l’équilibre délicat auquel le disciple du Christ est appelé dans sa vie quotidienne. La double demande de Jésus, priant son Père de ne pas nous retirer du monde mais de nous garder du Mauvais, le souligne encore.
La formule renvoie aussi à une saine articulation, dans la vie de disciple, entre le rassemblement et la dispersion. Nous avons besoin des deux : des temps de rassemblement pour vivre pleinement en disciple du Christ les temps de dispersion. On pourrait comparer cela à un processus de respiration spirituelle, où nous avons besoin d’inspirer (dans le rassemblement) et d’expirer (dans la dispersion). Si on ne fait qu’expirer, on est à bout de souffle… Si on ne fait qu’inspirer, on hyperventile et on risque la syncope.
Le chétien respire vraiment, spirituellement, quand il trouve l’équilibre entre le rassemblement avec ses frères et soeurs croyants et la dispersion dans le monde où le Christ l’envoie. C’est aussi cela être dans le monde sans être du monde, ne pas se retirer du monde mais se préserver du Mauvais.