Lecture biblique : EsaĂŻe 58.1-10
En relisant ce texte, j’ai pensĂ© Ă ce tableau du peintre belge surrĂ©aliste RenĂ© Magritte :
« Ceci n’est pas une pipe ! »
On pourrait dire un peu la mĂŞme chose ici : « Ceci n’est pas un jeĂ»ne ». Et c’est Ă©tonnant… Parce que tout Ă l’air d’ĂŞtre un jeĂ»ne. Tous les jours, le peuple consulte le Seigneur. « Ils ressemblent Ă un peuple qui respecte la justice et qui n’abandonne pas la loi de son Dieu. » (v.2)
Et pourtant, le Seigneur dit :
« Pencher la tête comme un roseau,
mettre un habit de deuil,
se coucher dans la poussière,
est-ce que vous appelez cela un jeûne,
un jour qui me plaît ? » (v.5)
Ah bon ? Qu’est-ce que jeĂ»ner, sinon s’abstenir de manger pour prier ? Bref, courber la tĂŞte comme un roseau… Et quand EsaĂŻe dĂ©crit le jeĂ»ne qui plaĂ®t Ă Dieu, Ă partir du verset 6, l’Ă©tonnement se poursuit : il ne fait mention ni du fait de s’abstenir de nourriture, ni mĂŞme de prier !
Ceci n’est pas un jeĂ»ne…
Deux problèmes
Il y a donc quelque chose qui cloche… MalgrĂ© les apparences, le jeĂ»ne que le peuple d’IsraĂ«l pratiquait n’Ă©tait pas perçu comme tel par le Seigneur. Quel est donc le problème ?
Une vision utilitaire du jeûne et de la piété
On trouve un premier indice dans les paroles que le prophète met dans la bouche du peuple lui-même et qui sonnent comme des reproches adressés au Seigneur :
« Pourquoi jeûner si tu ne le vois pas ?
Pourquoi nous faire petits si tu ne le remarques pas ? » (v.3)
En d’autres termes, Ă quoi ça sert de jeĂ»ner, si on n’obtient pas du Seigneur ce qu’on attend de lui ?
C’est une vision utilitaire du jeĂ»ne, et de la pratique religieuse en gĂ©nĂ©ral. Le jeĂ»ne devient presque une grève de la faim, un moyen de pression sur Dieu. Il faut que notre pratique religieuse nous apporte quelque chose, qu’elle soit rentable. A quoi ça sert, le jeĂ»ne ? A quoi ça sert, de prier ? Mais on ne prie pas parce que ce serait utile… on prie d’abord pour ĂŞtre en relation avec le Dieu qui nous a créé et qui nous a sauvĂ© !
Cette logique utilitaire, de rentabilité, de performance, fait curieusement écho à notre société occidentale moderne.
Et nous baignons dans cette mentalitĂ©. Pas sĂ»r du tout que nous en soyons indemnes… Il ne fait pas de doute qu’une optique consumĂ©riste pollue notre foi. On papillonne d’Ă©glise en Ă©glise, parce que la prĂ©dication n’est pas assez ceci ou la louange pas assez cela. On n’est pas contents parce qu’on ne pense qu’Ă ce qu’une Église nous apporte sans se demander ce que nous pouvons lui apporter. On Ă©value nos activitĂ©s avec les seules logiques d’efficacitĂ© et de performance, en oubliant un peu facilement la gratuitĂ© et le don de soi.
Une rupture entre la pratique religieuse et la vie quotidienne
Et ce n’est pas tout, il y a un autre problème : le jeĂ»ne Ă©tait dĂ©connectĂ© de la vie quotidienne. Sans sourciller, le peuple jeĂ»nait tout en se montrant dur envers leurs ouvriers ou en se disputant violemment avec les autres.
C’est comme si la piĂ©tĂ© pouvait ĂŞtre dĂ©connectĂ©e de la vie de tous les jours. Comme si la pratique religieuse Ă©tait tout ce qui intĂ©ressait le Seigneur. Comme s’il suffisait de prier correctement, ou mieux encore, de jeĂ»ner, pour que le Seigneur ferme les yeux sur les pratiques contestable du reste de notre vie. Vous pouvez ĂŞtre violent, injuste, infâme au quotidien mais si vous jeĂ»nez, si vous allez Ă l’Église le dimanche, si vous priez en public, alors tout va bien…
Ce n’est Ă©videmment pas la vision de notre texte. Le verdict est clair :
« Ce n’est pas en jeĂ»nant de cette manière
que vous ferez entendre votre voix là -haut. » (v.4)
Une solution : le jeûne qui plaît à Dieu
Alors, finalement, qu’est-ce que Dieu attend vraiment ?
« Voici le jeûne qui me plaît:
libérer les gens enchaînés injustement,
enlever le joug qui pèse sur eux,
rendre la libertĂ© Ă ceux qu’on Ă©crase,
bref, supprimer tout ce qui les rend esclaves.
C’est partager ton pain avec celui qui a faim,
loger les pauvres qui n’ont pas de maison,
habiller ceux qui n’ont pas de vĂŞtements.
C’est ne pas te dĂ©tourner de celui qui est ton frère. » (v.6-7)
Ni prière, ni pratique religieuse. Le jeĂ»ne qui lui plaĂ®t, c’est le partage, la solidaritĂ©. Ça n’exclut aucunement la prière, bien-sĂ»r. Mais une prière qui est prĂ©lude Ă l’action et pas coupĂ©e du reste de notre vie.
C’est le contraire d’un jeĂ»ne utilitaire, centrĂ© sur soi, ses attentes et ses besoins. C’est un jeĂ»ne qui ouvre sur les autres, les besoins de notre prochain, de celui qui est prisonnier, qui a faim ou qui est nu. Le jeĂ»ne qui plaĂ®t Ă Dieu, c’est celui qui nous dĂ©centre de nous-mĂŞmes pour nous ouvrir sur notre frère et notre soeur.
Le jeĂ»ne, c’est le renoncement
Il reste une question : pourquoi EsaĂŻe appelle-t-il cela un jeĂ»ne ? Est-ce simplement une façon d’Ă©voquer ce qui doit accompagner la pratique du jeĂ»ne ou y a-t-il autre chose ? Est-ce que la pratique active du partage et de la solidaritĂ© serait aussi une forme de jeĂ»ne ?
JeĂ»ner, ce n’est pas simplement sauter un ou deux repas… C’est se priver de quelque chose, pour se placer en toute humilitĂ© devant Dieu. C’est ainsi se faire petit devant le Seigneur pour reconnaĂ®tre notre dĂ©pendance de lui. Au coeur du jeĂ»ne, il y a le renoncement. Or, justement, le partage et la solidaritĂ© sont une expression de ce renoncement. Parce qu’ils nous dĂ©centrent de nous-mĂŞmes et nous ouvrent Ă notre prochain.
On est aux antipodes d’une logique utilitaire et consumĂ©riste. Dans notre sociĂ©tĂ© matĂ©rialiste, la notion de jeĂ»ne prend une ampleur particulière. Et ce texte d’EsaĂŻe nous interpelle bien plus qu’une simple invitation Ă sauter un repas de temps en temps pour prier. De quoi sommes-nous prĂŞts Ă nous priver pour nous ouvrir Ă Dieu et aux autres ?
L’exemple suprĂŞme de ce renoncement, Ă©videmment, c’est JĂ©sus-Christ. Ces paroles de l’Ă©pĂ®tre de Paul aux Philippiens peuvent ĂŞtre rappelĂ©es ici :
« Ne cherchez pas votre intĂ©rĂŞt Ă vous, mais cherchez l’intĂ©rĂŞt des autres.
Entre vous, conduisez-vous comme des gens unis au Christ Jésus.
Lui, il est l’Ă©gal de Dieu, parce qu’il est Dieu depuis toujours. Pourtant, cette Ă©galitĂ©, il n’a pas cherchĂ© Ă la garder Ă tout prix pour lui. Mais tout ce qu’il avait, il l’a laissĂ©. Il s’est fait serviteur, il est devenu comme les hommes, et tous voyaient que c’Ă©tait bien un homme. Il s’est fait plus petit encore: il a obĂ©i jusqu’Ă la mort, et il est mort sur une croix ! » (Philippiens 2.4-8)
Non seulement il a renoncĂ© Ă la gloire cĂ©leste mais il a renoncĂ© Ă sa vie, il s’est fait notre serviteur jusqu’Ă sa mort sur la croix.
Conclusion
Ceci n’est pas un jeĂ»ne ! MalgrĂ© l’apparence de la piĂ©tĂ©, le peuple d’IsraĂ«l auquel le prophète s’adresse ne pratiquait pas le jeĂ»ne qui plaĂ®t Ă Dieu. Il faut se mĂ©fier des contrefaçons…
D’une certaine façon, on peut se priver de nourriture pour prier et ne pas vraiment jeĂ»ner. De mĂŞme, on peut manger, ne pas prier et pourtant, d’une certaine façon, jeĂ»ner. C’est vrai dans la mesure oĂą jeĂ»ner, c’est avant tout se priver de quelque chose pour se  écentrer de soi-mĂŞme, se faire petit devant Dieu et serviteur de notre prochain.
Du coup, l’interpellation d’EsaĂŻe nous laisse avec cette question : De quoi sommes-nous prĂŞts Ă nous priver pour nous ouvrir Ă Dieu et aux autres ?