Qui est enfant de Dieu? (Mt 21.28-32)

Je vous invite ce matin à méditer le texte du jour, dans l’évangile de Matthieu. Nous sommes à Jérusalem, dans la dernière semaine de la vie de Jésus, juste avant la Pâque. Depuis que Jésus est arrivé à Jérusalem, après avoir prêché dans tout le pays pendant plus de trois ans, la tension monte. Les responsables religieux du peuple voient d’un mauvais œil arriver ce fameux Messie, connu pour ses enseignements originaux et ses miracles. Ces responsables sont tellement troublés devant le comportement de Jésus qu’ils vont le voir et l’interpellent sur la légitimité de ses actes. Au nom de qui prétend-il révolutionner la foi juive ? A ce questionnement sur son autorité, Jésus répond par trois paraboles, et ce matin nous méditerons la première. Lecture

On donne souvent à ce court passage le titre de « parabole des deux fils ». Une parabole, c’est une petite histoire ou une comparaison tirée de la vie quotidienne, visant à faire réfléchir celui qui écoute. Jésus utilise énormément de paraboles pour enseigner, parce qu’elles lui permettent de marquer les esprits et aussi d’interpeller quand l’histoire s’écarte des sentiers battus et rebattus. Ces histoires, on peut les comprendre de plusieurs manières, c’est ce qui en fait la richesse. Avant de creuser les significations de cette histoire, clarifions ce à quoi Jésus fait référence. On imagine une petite ferme familiale, gérée par un père et ses fils. Un jour, le père demande à l’un puis l’autre de l’aider dans son travail. Les deux réagissent de manière inattendue : l’un dit non mais finit par se mettre au travail, l’autre dit oui mais ne bouge pas d’un pouce. Quel est le fils qui fait ce que son père désire ? quel est celui qui fait sa volonté ? on pourrait formuler un peu autrement : lequel des deux se comporte vraiment comme un fils ? lequel se révèle comme vraiment proche de son père ?

1)   Celui qui obéit : sens premier, évident

Le premier sens de la parabole, sa signification la plus évidente, c’est que celui qui se comporte vraiment un fils, est celui qui obéit à son père. Peu importent les belles paroles, ce qui compte c’est ce qu’on fait.

Dans la bouche de Jésus, dans sa ligne de pensée, le père en question, c’est Dieu. Les fils, ce sont tous ceux qui sont en relation avec Dieu, qui font partie de son peuple, qui sont proches de lui. Ce que le père de la parabole demande à ses fils, c’est de participer à son œuvre, à son travail, d’être ses partenaires. Ce que Dieu demande à ses enfants, c’est de vivre en partenariat avec lui, de prendre leur place dans l’œuvre de leur père, en connaissant les projets du père et en voyant comment les réaliser avec leurs moyens. Dieu s’attend à ce que ses enfants fassent sa volonté. Il ne s’agit pas d’une volonté tyrannique, mais plutôt du projet sain et équilibré que le créateur avait lors de la création et qu’il nous invite à nous approprier. Ce projet, ce n’est pas seulement un travail ponctuel, comme pourrait le laisser imaginer la parabole, c’est tout un mode de vie. Dieu souhaite que ses enfants s’approprient ses projets, ses valeurs, pour les mettre en œuvre à leur tour : par des paroles, des gestes, des pensées, etc. Ce qui est crucial, c’est d’être en accord avec Dieu, de vivre en tant qu’enfants de Dieu et non pas comme des fils rebelles qui ferment leur cœur à leur père.

Dans ce contexte spirituel, Jésus avertit que les apparences ne valent rien, qu’il ne s’agit pas de prétendre aimer Dieu ou lui laisser une place, mais qu’il faut le vivre vraiment. Il ne sert à rien de mettre des versets bibliques dans toutes les pièces de sa maison ou de n’écouter que de la musique de louange si au fond, on ne met pas en pratique ce que Dieu demande. Ce texte rappelle un enseignement que Jésus avait donné au début de son ministère : dans le sermon sur la montagne, Jésus dit : «  Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : “Seigneur, Seigneur”, qui entreront dans le Royaume des cieux, mais seulement ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » Il y a un écho entre ces deux textes que la traduction que j’ai lue tout à l’heure n’a pas rendu. Quand le père s’adresse à ses fils, il leur dit à chacun : « Mon fils, va travailler aujourd’hui dans la vigne. » Il souligne le lien qui les unit, et qui précède sa demande. Le premier répond simplement : je ne veux pas. Le deuxième est bien respectueux : j’ai lu tout à l’heure « oui père j’y vais ». Dans le texte original la formulation est un peu différente, c’est : oui, Seigneur. En français, on ne dirait pas « seigneur » à son père (pas à ma connaissance en tout cas) mais en grec, on dit facilement « seigneur », ou « maître » à toute personne à qui l’on doit un respect particulier, comme le père par exemple – c’est le « yes, sir ! » qu’on entend dans le monde anglo-saxon. Le deuxième fils respecte le protocole, il paraît bien conscient que son père mérite le respect, il semble reconnaître l’autorité paternelle. C’est ce qui renforce le choc quand, finalement, il désobéit. Tous les titres respectueux qu’on donne à Dieu, les petits rituels par lesquels on lui rend honneur, ne valent pas grand-chose si on ne va pas plus loin, si on tient aux belles paroles, aux apparences. Dieu n’attend pas de nous une politesse superficielle, mais une véritable relation avec lui.

2)   Celui qui se repent

Les deux fils de la parabole évoquent deux réalités dans le paysage des croyants à l’époque de Jésus, ceux qui se considèrent comme enfants de Dieu. Il y a ceux qui pensent que leur vie est pure, bonne, en règle avec Dieu, que tout va bien, et qui se leurrent sur leur état spirituel. Il y a ceux au contraire dont la noirceur spirituelle est visible par tous, ils vivent en désaccord avec les valeurs de Dieu. Jésus interpelle ses interlocuteurs en leur rappelant que tous, d’une manière ou d’une autre, nous disons « non » à Dieu, que ce soit visible de tous ou caché. Dire non à Dieu, c’est une manière de décrire le péché. Avant même de commettre le mal, tous nous sommes, naturellement, rebelles à Dieu, notre père, notre créateur, notre seigneur. Ce « non » rebelle marque chacun de nous. Tous, nous sommes pécheurs. Aucun de nous ne vit en règle avec Dieu. Il y a ceux qui lui tournent le dos, et ceux qui restent face de lui mais dont les oreilles sont fermées.

Ce que Jésus sous-entend à peine, c’est que ses adversaires, les autorités religieuses juives, les pharisiens, sont comme le fils hypocrite : ils cachent leur rébellion, leur péché, sous une apparence pieuse et respectable. Toutefois, malgré leur orthodoxie apparente et leur bonne conscience, leur relation avec Dieu n’est pas réelle. Le problème, c’est qu’ils sont persuadés que tout va bien, et ne sont pas conscients du fossé qui les sépare de Dieu : ils ne vivent pas vraiment en enfants de Dieu. En face d’eux, il y a une catégorie de gens, que Jésus désigne sous le nom de collecteurs de taxes et prostituées. Les collecteurs de taxes étaient souvent considérés comme des voleurs. Collecteurs de taxes, prostituées, ce sont globalement les personnes de mauvaise réputation, considérées comme immorales, et absolument indignes de Dieu. Ces personnes-là, comme les meurtriers, les menteurs, bafouent la volonté de Dieu parce qu’ils pèchent. Dans l’esprit des pharisiens, ces gens-là ne sont pas proches de Dieu. Toutefois, certains d’entre eux se sont repentis, comme le fils rebelle.

Tous pécheurs, certains de manière plus évidente que d’autres. Tous en rébellion contre Dieu. Jésus à la fois remet les pharisiens bien pensants à leur place et démonte leur mépris des pécheurs repentis. Avec finesse, il réussit même à leur admettre eux-mêmes que les pécheurs repentis sont plus proches de Dieu que les hypocrites bien sages. Ils devaient être fous de rage d’être forcés d’admettre que ceux qu’ils méprisaient étaient plus justes qu’eux.

Il y a là bien sûr une exhortation à la repentance pour nous-mêmes : admettre notre péché et demander pardon à Dieu. Mais il y a aussi une exhortation à ne pas enfermer l’autre dans son passé, son style ou ses erreurs, et à se focaliser moins sur l’endroit d’où il vient mais sur l’endroit où il va. En reconnaissant que nous sommes tous logés à la même enseigne, et que nous avons tous autant besoin de pardon.

3)   Celui qui reconnaît la voix de Dieu

Cela étant, le repentir ne suffit pas. Il ne suffit pas de regretter le mal commis ou de se sentir imparfait, mais, pour vivre dans l’intimité de Dieu comme ses fils et ses filles, il faut reconnaître la voix de Dieu. On pourrait imaginer quelqu’un en voiture qui a conscience d’être égaré mais qui pour autant ne comprend pas les indications du GPS. Quand on sait qu’on n’est pas sur la bonne route, il faut trouver la bonne orientation.

C’est le sens de la référence à Jean Baptiste. Jésus dit aux pharisiens : « Jean-Baptiste est venu à vous, en montrant le chemin juste, et vous ne lui avez pas fait confiance. Pourtant les employés des impôts et les prostituées lui ont fait confiance. Vous avez bien vu cela, mais ensuite, vous n’avez pas changé votre cœur pour faire confiance à Jean ». Jean Baptiste, avant Jésus, invitait les foules à changer, à se repentir et à remettre Dieu au centre de leur vie. Son appel était urgent parce qu’il savait que le Messie allait venir. Le salut passe par les deux : renoncer au mal et accepter celui qui nous pardonne. Ceux qui ont répondu à l’appel de JB ont reconnu la voix de Dieu qui les invitait à se préparer pour l’arrivée du Messie. Le chemin juste qu’il propose, c’est le chemin du Christ.

Les pharisiens eux, ont rejeté JB. D’un côté ils ont refusé de reconnaître qui ils étaient vraiment aux yeux de Dieu, des rebelles, ils ont refusé d’admettre le problème et d’un autre côté, ils rejettent la solution : Jésus-Christ. Ils sont tellement sûrs d’eux, qu’ils échouent à entendre la voix de Dieu. Au contraire, ceux qui ont, en toute sincérité, accueilli le verdict de Dieu sur leur vie et accepté le remède – accepter le pardon que donne Jésus-Christ, ceux-là ont maintenant accès à une relation pleine avec Dieu.

Conclusion

Cette parabole, très marquée par la dispute entre les pharisiens et Jésus, nous livre un message d’espérance et de jugement. Peu importe la force avec laquelle vous avez dit non à Dieu, peu importe l’état dans lequel vous êtes, vous pouvez toujours revenir à Dieu en reconnaissant vos fautes et en acceptant le Christ comme sauveur : lui, il peut vous remettre sur la bonne voie, lui, il vous conduit vers Dieu. Cependant, peu importe qui vous pensez être, parce que si vous n’acceptez pas l’appel de Dieu, les belles paroles et les beaux masques sont inutiles.

Où que nous en soyons, cette parabole nous interpelle : sur notre relation actuelle avec Dieu, sur notre regard sur les autres, sur notre image de nous-mêmes. Encore aujourd’hui, elle nous invite à nous tourner avec honnêteté vers Dieu pour recevoir son pardon et entrer dans ses projets.




Les seconds rôles (V) : Jonathan (1 S 20)

Ce matin, je vous propose de clore notre série sur les seconds rôles. Jusque là, nous avons vu avec Caïn et Abel une histoire de frères, avec Hagar et Sara, c’était une rivalité entre épouses, avec Léa et Rachel, les deux puisque les deux sœurs ont épousé Jacob. La semaine dernière, nous avons porté notre attention sur les parents de Samson. Toutes ces personnes ont vécu leur rôle secondaire soit dans l’indifférence, soit dans le désespoir et la colère. Ce matin, avec l’histoire de Jonathan, c’est une amitié que nous découvrons, et dans cette amitié nous voyons comment Jonathan vit le fait d’être un second rôle.

Quelques mots de contexte. Nous sommes au début de la période des rois en Israël, après la période troublée des Juges. Le premier roi que Dieu a choisi s’appelle Saül. Saül transgresse rapidement les règles que Dieu lui a fixées, et par conséquent, Dieu lui retire son autorité de roi et choisit un autre, un petit jeune, un berger anonyme mais qui prouve vite ses qualités, David. David, le temps de se former, entre au service de Saül. Seulement, Saül refuse d’abandonner son trône – ce n’est pas le trône de fer, mais presque ! Il vit des hauts et des bas avec David : parfois il le considère comme son propre fils, mais le plus souvent, il cherche à le tuer – et David a écrit plusieurs psaumes à cette période de sa vie.  Heureusement, David a un allié inattendu : le fils de Saül, Jonathan. C’est son supérieur, mais ils combattent ensemble et deviennent très amis, au point de conclure un pacte de loyauté l’un envers l’autre. Le passage que je vais lire maintenant se situe après une réconciliation entre Saül et David, qui laisse présager que tout va bien se passer. Sauf que David n’est pas dupe, il s’attend au pire, et il rejoint Jonathan pour tirer au clair la situation.

Lecture 

Cette longue séquence est constituée de trois scènes : David rejoint Jonathan, lui confie ses craintes et le persuade de l’aider à découvrir les véritables intentions du roi Saül. Ensemble ils élaborent un plan en deux volets. Deuxième scène, David sort, nous assistons au banquet du roi Saül. Suite à la question de Saül devant l’absence de son serviteur David, Jonathan suit la première partie du plan : il donne une fausse excuse. Là nous avons le point tournant du chapitre : si Saül avait de bonnes intentions envers David, il devrait réagir avec calme et compréhension. Sinon, sa colère prouverait sa frustration de rater cette occasion d’atteindre David. Et Saül se met en colère. Fou de rage, il insulte son fils, lui ordonne de lui amener David, et devant le refus d’obtempérer de Jonathan, il brandit sa lance contre lui, manquant de le tuer. Jonathan sort. Troisième scène, qui réalise la deuxième partie du plan : à l’aide du code prédéterminé, Jonathan avertit David des mauvaises intentions de Saül. Ils se séparent dans la tristesse. Cette séquence, c’est le point de rupture entre Saül et David. Toutefois ce n’est pas sur eux que je souhaite me concentrer ce matin, mais sur Jonathan, présent dans toute la séquence, tour à tour avec David et avec Saül, Jonathan dont on n’entendra quasiment plus parler dans la suite du récit.

1)   Les tiraillements de Jonathan

a)      tiraillé entre son père et son ami

Jonathan est un homme tiraillé, partagé entre deux loyautés, deux personnes à qui il veut être fidèle. D’abord, il y a son père, évidemment, le roi Saül, celui qui a autorité sur tout le peuple d’Israël. Non seulement Jonathan doit obéissance à son père, mais il doit aussi être loyal envers son souverain. En parallèle, Jonathan est ami de David, si ami que David quitte l’endroit où il s’était réfugié, près de Rama, et risque le tout pour le tout en allant voir Jonathan, puisqu’il se rapproche dangereusement de Saül qu’il soupçonne de vouloir le tuer. Le risque que prend David montre l’intensité de l’amitié qui le lie à Jonathan.

Au début du texte, on sent une certaine naïveté de Jonathan : quand David lui confie ses doutes, Jonathan est persuadé que son père est bien disposé envers David, et qu’en tout état de cause, il avertirait Jonathan, son fils, s’il avait quelque ressentiment envers David. Jonathan est ami de David, mais il fait confiance à son père Saül. Ses deux loyautés, jusque là à peu près compatibles, commencent à le tirailler franchement.

b)     le basculement

Pendant cet entretien avec David, Jonathan fait un choix, en deux étapes. Premièrement, lorsque David lui jure au nom du Seigneur lui-même que sa vie est en danger avec Saül, Jonathan accepte de lui faire confiance et il offre ses services : je ferai ce que tu voudras. Et il adopte le plan de David qui consiste à tester Saül lors du repas rituel de début de mois. Par amitié pour David, Jonathan décide de lui faire confiance et de participer à ce plan, j’imagine au moins pour le rassurer.

Jonathan ne fait pas que laisser le bénéfice du doute à David : il s’implique totalement. En effet, c’est lui qui imagine la deuxième partie du plan, acceptant de considérer l’éventualité selon laquelle son père voudrait tuer David. Il lui propose un code. Jonathan sait qu’il risque d’être considéré comme un traître : si Saül veut tuer David et que Jonathan le sauve, il se met en porte-à-faux vis-à-vis de son père Saül. Jonathan est bien conscient de ce danger, puisqu’au moment de parler du code, il emmène David hors du palais, dans un champ, à l’abri des oreilles indiscrètes.

Jonathan quitte David en rappelant son alliance avec lui.

c)      mise à l’épreuve

Le repas avec Saül est une mise à l’épreuve, à la fois des intentions de Saül, mais aussi de la loyauté de Jonathan vis-à-vis de David. Aux côtés de qui Jonathan va-t-il réellement se ranger ? On le voit, Jonathan suit le plan de David à la lettre, et il défend David face à son père enragé. Il risque gros : Saül commence par l’insulter et il finit par l’attaquer. Jonathan s’en va et avertit David de ce qui s’est passé selon le code prévu.

Cette scène qui est le point tournant dans la relation entre Saül et le futur roi David est aussi un point tournant dans la vie de Jonathan. Dans cette scène, il a fait un choix : non seulement il choisit de faire confiance à David, mais en plus il va jusqu’à se mettre lui-même en danger pour le protéger.

2)   Le choix du second rôle

Creusons un peu les raisons du choix de Jonathan : qu’est-ce qui l’a fait basculer ?

Le premier élément, le plus évident, c’est l’amitié qui le lie à David. Dès leur rencontre, alors que Jonathan fils du roi est le supérieur de David, ils deviennent amis et concluent un pacte de solidarité, un peu comme des équipiers qui se protègent et se soutiennent.

Cette amitié n’est pas la seule raison pour le choix de Jonathan : s’il prend le parti de David contre Saül, c’est aussi parce qu’il sait que David ne mérite ni la colère de Saül, ni la mort. David est innocent, et Jonathan ne peut pas le traiter comme un criminel alors qu’il n’a rien fait de mal. Jonathan résiste à son père en vertu de son amitié envers David et de son sens de la justice

Il y a une troisième raison : David est celui que Dieu a choisi pour remplacer Saül qui s’est révélé indigne de sa charge. David est le futur roi. Ce fait aurait dû conduire Jonathan à lutter contre David : en effet, Jonathan est l’héritier de Saül, c’est lui qui aurait dû prendre sa suite et recevoir l’autorité royale, ce sont ses enfants qui auraient dû devenir la première dynastie royale d’Israël. Quand David est choisi, ce destin prestigieux s’évanouit. Non seulement ça, mais en plus, la coutume pour les nouveaux rois était, comme chez les lions, de mettre à mort les fils de l’ancien roi, pour éviter tout risque de coup d’état. Jonathan, comme le lui rappelle Saül, risque son héritage et sa vie. Comment auriez-vous réagi ? Eh bien Jonathan renonce. Il abandonne son héritage, sans murmure, sans jalousie, sans convoitise.

Jonathan encore supérieur à David, prend toutes sortes d’initiatives pour aider David, pour le protéger. Il se met lui-même en danger. Tout cela parce qu’il reconnaît que c’est David que Dieu a choisi. Volontairement il se met au service de David, et va même, à la fin de la première scène, lui demander sa bienveillance quand il sera roi : « tant que je vivrai, tu agiras envers moi et ma maison avec fidélité ». Jonathan, prince héritier, renonce à sa position pour devenir le soutien du futur roi, David. Il y a là plus que de l’amitié, plus que de l’intégrité morale, il a l’obéissance volontaire à la volonté de Dieu.

Conclusion

Nous avions commencé notre série avec Caïn, le frère aîné qui enrage d’être supplanté par son petit frère et le tue. Jonathan aurait pu agir comme Caïn et suivre les conseils de Saül, il aurait pu très facilement éliminer son rival. Au contraire, il choisit la voie de la justice et de l’humilité. Il accepte d’être un second rôle, sans amertume, et il fait même tout ce qui en son pouvoir pour aider et servir et protéger le premier rôle, celui qui est pour lui comme un frère. Jonathan choisit la voie de la foi en entrant activement dans le rôle que Dieu lui a donné.

D’une certaine manière, Jonathan dessine le chemin que prendra le christ. Jésus, fils de Dieu, renonce à ses privilèges lorsqu’il devient un homme. Lui qui a créé le monde devient une créature, volontaire, activement. Il accepte d’être insulté, incompris, attaqué, et il s’offre à la croix. Pourquoi ? Pas parce que nous sommes innocents, nous ne le sommes pas ! Par amitié, par amour envers nous. Par humilité, par obéissance à Dieu le père. Lui notre Seigneur se fait serviteur des plus petits pour que nous vivions et devenions à notre tour fils du Dieu vivant.




Les seconds rôles (IV) : les parents de Samson (Jg 13)

Nous continuons notre série des seconds rôles. Vous connaissez Samson, le héros d’Israël, au moins pour son histoire avec Dalila qui l’a privé de sa force spectaculaire en lui coupant les cheveux pendant son sommeil. Mais connaissez-vous ses parents ? Savez-vous comment a commencé l’aventure de Samson ? Le récit que nous allons lire se trouve dans le livre des juges. Avant de lire, je voudrais rappeler quelques éléments de contexte : après que le peuple d’Israël est sorti d’Egypte avec Moise, il vit dans le désert avant d’entrer dans le pays promis. Une fois installé, le peuple d’Israël est censé vivre sous la direction de Dieu lui-même. Le problème, c’est qu’Israël est un tout petit pays, entouré par toutes sortes de voisins païens, et que les Israélites se laissent régulièrement influencer par les croyances païennes, oubliant le Dieu qui les a sauvés. Lorsque le peuple se détourne trop de Dieu, Dieu les livre aux mains de leurs ennemis. Dans ces temps d’épreuve, le peuple finit par retourner à Dieu en lui demandant son aide. Dieu envoie alors un libérateur, un sauveur, un « juge », qui remporte la victoire sur les ennemis et assure la paix. Ce cycle, incrédulité-oppression-cri vers Dieu-délivrance, ce cycle n’intervient pas une fois, mais de nombreuses fois pendant environ 300 ans. Le livre des juges a sélectionné 12 sauveurs représentatifs de cette période, et Samson est le dernier.

Lecture

1)   Un peuple en manque d’espérance

Pour bien comprendre les parents de Samson, il faut déjà resituer la place de Samson dans l’histoire d’Israël. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le livre des juges met en valeur le cercle – vicieux – des dérives spirituelles du peuple de Dieu. A chaque fois que l’histoire d’un juge est développée, différentes étapes sont mentionnées : Israël fait le mal, Dieu le livre aux mains des ennemis – dans notre cas, des Philistins, qui habitent à l’Ouest. C’est à la fois un jugement et je pense que ça représente la conséquence logique de l’incrédulité : si Dieu est celui qui fait vivre, à partir du moment où on se détourne de lui, la vie se dégrade. Une fois dans la détresse, le peuple opprimé revient vers Dieu en prenant conscience que seul Dieu peut sauver, Dieu entend et envoie un libérateur. Par rapport à ce schéma-type, on peut relever deux anomalies.

La première anomalie, c’est que notre texte commence ainsi : « Les Israélites recommencent à faire ce qui est mal aux yeux du SEIGNEUR. Et le SEIGNEUR les livre aux Philistins pendant 40 ans. 2À Sora, il y a un homme, etc. » Vous avez remarqué, le peuple n’a pas crié vers Dieu. Face à l’oppression qui dure toute une génération, 40 ans, le peuple ne se tourne pas vers Dieu pour être secouru. Il ne demande rien. Manifestement, le peuple a oublié que Dieu peut sauver, et qu’il ne considère plus Dieu comme celui qui peut apporter une réponse à la détresse. On a l’impression que cette situation de soumission à un peuple étranger leur paraît inévitable, voire normale. Le livre des juges montre que le cycle qui se répète n’est pas régulier : en fait, la situation spirituelle du peuple s’aggrave. Le retour vers Dieu, la réaction de foi face à l’épreuve devient de plus en plus difficile. On pourrait comparer la situation à un enfant qui fuirait la maison familiale en claquant la porte tous les 6 mois. Une fois sorti de la maison, il se retrouve en pleine forêt en proie aux bêtes sauvages, au froid, à la faim, etc. Devant ces difficultés, il revient chez lui et sonne à la porte pour que ses parents lui ouvrent et le soignent. Cependant, au fil du temps, le chemin pour rentrer chez lui devient de plus en plus flou, et un jour, alors que ça fait des années qu’il fugue et revient, un jour il oublie complètement où se trouve sa maison. C’est cette impression que donne le peuple, car dans la détresse et l’oppression il ne sait plus que demander, à qui, comment, pour être sauvé.

La deuxième anomalie du texte, c’est la caractérisation du sauveur que Dieu appelle. Notre texte est le seul du livre à mentionner un appel de Dieu dès la naissance. Jusque là, Dieu s’adressait à un homme directement pour lui confier une mission à court ou moyen terme. Là, au contraire, l’appel commence dès avant la naissance, ce qui donne l’impression que le sauveur va être différent des précédents. De même, Dieu formule des exigences très claires vis-à-vis de cet homme, ce qui est sans précédent parmi les juges. Le sauveur est mis à part dès le ventre de sa mère, il est consacré à Dieu. Cette consécration à Dieu se concrétise par plusieurs règles : l’abstention de tout produit de la vigne, l’abstention de tout ce qui est impur (p. ex. toucher un cadavre ou manger un aliment interdit) et le fait de ne pas couper ses cheveux. Les règles et l’appel du bébé semblent suggérer que ce sauveur sera exceptionnel. Il y a pourtant un « mais » qui jette une ombre sur cette interprétation : l’ange dit à la femme que son fils commencera à sauver le peuple. Il sera un début de sauveur, pas un sauveur à part entière. Ainsi on a une tension qui annonce la vie de Samson : c’est de loin le juge le plus fort, mais c’est aussi celui qui comprend le moins sa mission et qui écrase ses ennemis sans autre raison que la vengeance personnelle.

De la même manière que la situation spirituelle du peuple se dégrade, la situation des sauveurs se dégrade aussi, puisque le dernier, Samson, qui reçoit plus de Dieu que les précédents, a en fait une mission partielle, inférieure, qu’il remplira pour de mauvaises raisons.

2)   Un couple déconnecté de Dieu

Les parents de Samson sont tout à fait représentatifs du problème global. A leur échelle, ils offrent une peinture parlante de la situation spirituelle du peuple. Le texte que nous avons lu commence comme une banale scène d’annonciation : un couple stérile, un ange de Dieu, la promesse d’un enfant. Tous les ingrédients sont réunis, sauf que la situation s’emballe, et tout devient compliqué. Le couple peine à comprendre ce qui se passe, et illustre malheureusement le manque de foi et d’espérance qu’on trouve chez le peuple.

Premièrement, voyez la réaction de Manoah. Quand sa femme lui explique ce qui lui est arrivé, il se tourne vers Dieu pour lui demander confirmation. Dieu entend, et il envoie son ange confirmer sa promesse, sauf que l’ange va voir la femme, pile quand Manoah est absent. Ensuite, dans le dialogue entre l’ange et Manoah, l’ange répond avec réticence – soit en ne répondant pas, soit en le redirigeant vers quelqu’un d’autre : il n’y a pas de véritable échange. Manoah a du mal à accueillir la révélation de Dieu.

Le texte n’est pas dénué d’ironie : l’époux est nommé, ce qui suggère son importance dans le récit. Par contre, sa femme reste anonyme tout au long du texte, c’est la femme de… Pourtant, Dieu s’adresse à la « femme de », et pas à celui qui paraît important. Dieu parle aux anonymes, à ceux que nous ne prenons pas la peine de nommer. Avec insistance, il choisit de se révéler à ceux qui sont plus faibles, méprisés, sans statut reconnu. Et Manoah peine à accueillir cette révélation qui lui parvient de manière non conventionnelle.

Je me demande si ce texte ne nous interpelle pas dans notre manière d’entendre nous aussi les révélations de Dieu. Sommes-nous capables de reconnaître les moments où Dieu parle en dehors des conventions qui nous rassurent ? est-ce que parfois nous n’avons pas des préjugés qui nous rendent sourds à la voix de Dieu, parce que quelqu’un nous paraît trop jeune ou trop dépassé, trop illuminé ou trop conventionnel, trop faible, trop instable, trop différent… ? Tout n’est pas révélation de Dieu bien sûr, mais Dieu ne reste pas silencieux, et nous sommes appelés à reconnaître les moments où il parle, avec prudence et sagesse bien sûr, mais nous ne devons pas disqualifier un projet, une parole ou un avertissement sous prétexte que cette parole de Dieu nous vient par quelqu’un que nous n’aurions pas choisi. Régulièrement, Dieu choisit les faibles, les nuls, les inadaptés, et je pense qu’il nous appelle non seulement à les voir comme lui il les voit, mais aussi à les écouter avec le même respect que ceux qui nous impressionnent par leur statut, leur réputation, leur expérience… Manoah, lui, sous prétexte que sa femme n’a pas voix au chapitre à la maison ni dans la société, Manoah discrédite la révélation sérieuse que Dieu lui a pourtant adressée, et le fait que l’ange réapparaisse à la femme prouve que Dieu l’a vraiment choisie, elle l’anonyme.

Une fois la révélation de Dieu accueillie, Manoah et sa femme ont du mal à la comprendre, et on le voit à plusieurs reprises. Suite à la première apparition de l’ange, la femme court raconter à son mari ce qui lui est arrivé. Sauf qu’elle en oublie en route. Elle passe sous silence les cheveux, mais on sait qu’elle le mettra en pratique puisque Samson adulte a les cheveux longs. Plus grave, elle oublie l’essentiel : leur fils commencera à sauver le peuple. Elle ne rapporte à manoah que les règles à suivre. Pareil, dans sa prière ou dans son dialogue avec l’ange, Manoah ne pose aucune question sur le sens de cette naissance ou des exigences : il se focalise sur les règles sans s’intéresser à la mission qui leur donne du sens. A la fin, quand il comprend que l’ange représente Dieu, il panique et se focalise sur le détail sans chercher à comprendre – et dans ce cas-là, c’est sa femme qui rappelle le sens des entrevues : Dieu n’apparaît pas pour faire une promesse et tuer celui à qui il a choisi de se montrer !

Il me semble que c’est l’exemple d’une écoute au premier degré, qui manque de perspective, qui manque de sens. C’est très bien de respecter les règles – c’est Dieu qui les fixe – mais il ne faudrait pas séparer les règles de leur but, et se focaliser sur la préparation au détriment de la mission. Autrement dit, il ne faut pas prendre les moyens pour le but. C’était le cas des pharisiens à l’époque de Jésus, qui respectaient les plus petits commandements et oubliaient d’aimer leur prochain – alors que les deux vont ensemble ; c’est parfois notre cas quand nous perdons de vue les projets de Dieu en nous focalisant des détails. Notre but n’est pas d’aller aux études bibliques, de venir à toutes les réunions, ou de remplir les cases d’un planning : notre but c’est d’être des témoins que Dieu sauve aujourd’hui. Et pour ça, pour nous équiper, nous avons des réunions, pour prier, pour nous laisser instruire, pour écouter Dieu, pour nous améliorer, et ça, ça demande une organisation. Mais le but n’est pas l’organisation, ou même les activités : le but, c’est que notre vie soit un témoignage vivant que Dieu sauve aujourd’hui.

Enfin, le couple peine à reconnaître Dieu. La femme qui a vu l’ange décrit à son mari extraordinaire qui ressemble à un ange, mais elle na va pas jusqu’à l’affirmer. Ensuite, tous les deux vont parler de l’ange comme d’un homme : v.8 fais revenir l’homme de Dieu, v.10 l’homme est revenu, Manoa l’invite à manger et il lui demande son nom. Ce n’est que quand l’ange disparaît au milieu du sacrifice que manoah comprend enfin qui c’était – et c’est la panique. Le couple comprend que c’est une prophétie sérieuse, ils en oublient le sens, mais en plus ils ne sont pas au clair sur l’origine de la prophétie. Manoah prie Dieu pour que l’homme revienne, mais face à l’homme il est prêt à l’honorer lui et pas Dieu – c’est pour ça qu’il demande plusieurs fois son nom. Le nom de l’enfant révèle lui aussi un décalage par rapport à Dieu : les autres couples stériles de la Bible nomment leur enfant d’après une action de Dieu ou en relation avec lui. Là, samson est nommé en rapport avec le soleil, shemesh, a priori une divinité paienne. A aucun moment le couple n’exprime de la reconnaissance vis-à-vis de Dieu, et ils ne lui offrent un sacrifice que parce que l’ange les y fait penser.

Le couple est déconnecté de Dieu. Quand Dieu intervient dans leur vie, tout coince : l’accueil de la promesse, la compréhension de cette promesse, l’origine de cette promesse. Ils sont devenus presque incapables de reconnaître l’intervention de Dieu, et en ça ils représentent bien l’incrédulité du peuple.

Conclusion

Les parents de Samson reflètent l’état de leur peuple à cette époque, un état d’incrédulité tragique, une surdité à Dieu, un aveuglement, l’apathie de ceux qui n’attendent plus rien de Dieu. Et pourtant, pourtant, Dieu intervient. Il envoie encore un sauveur, et il y met une application particulière : deux manifestations d’ange, vocation avant la naissance, consécration de l’enfant… Tant bien que mal, son intervention est reçue, partiellement, avec difficultés. Encore une fois, ce texte nous montre la fidélité de Dieu, qui n’attend pas toujours que nous ayons la foi suffisante pour intervenir, qui n’attend pas que nous soyons capables de tout comprendre pour nous parler. La fidélité de Dieu est une grâce. Mais ce texte nous rappelle aussi que ce n’est pas parce que Dieu se manifeste aux aveugles que nous devons fermer les yeux et lui tourner le dos. Au contraire, nous sommes appelés à tendre l’oreille pour écouter Dieu, à ouvrir les yeux sur les interventions étonnantes de Dieu, à nous tourner vers lui avec espérance, avec reconnaissance, avec foi.




Les seconds rôles (III) : Léa (Gn 29.15-35)

Nous continuons notre série des seconds rôles. Je vous propose ce matin de méditer un épisode de la vie de Léa, la 1e femme du patriarche Jacob. Peu à peu nous descendons le cours de l’histoire biblique, puisque d’abord nous avions vu Caïn, le premier fils de l’histoire, et, la semaine dernière, l’histoire d’Agar la servante d’Abraham et Sara.

Lecture

Cette histoire rocambolesque est vraiment étonnante : nous sommes face à une histoire d’amour freinée par de nombreuses complications. Jacob, jeune homme fraîchement arrivé chez son oncle Laban, tombe amoureux de la belle Rachel. Toutefois, ils ne pourront pas vivre cet amour avant longtemps : Jacob doit travailler 7 ans pour gagner l’équivalent d’un cadeau de mariage pour pouvoir épouser Rachel. Ce premier obstacle est surmonté aisément : le récit nous rapporte que Jacob aime tellement Rachel qu’il ne voit pas le temps passer. Arrive enfin le mariage, avec son atmosphère festive, et voilà que Laban dupe son neveu en donnant à Jacob son autre fille, Léa. La mariée était souvent entièrement voilée, ce qui explique que Jacob ne comprenne la supercherie que le lendemain. Fou de rage, il va voir Laban qui lui sert une excuse douteuse et lui propose d’épouser Rachel s’il veut bien travailler sept ans de plus. Jacob et Rachel sont le type-même des jeunes amoureux qui doivent se battre pour vivre leur passion et qui tendent à susciter notre affection, notre sympathie, notre indignation devant tant de machinations ! Pourtant, le récit biblique recouvre de nuances ce résumé un peu simpliste, et nous invite à aller plus loin.

1)   Jacob : le trompeur trompé

D’abord, le texte biblique nous présente Jacob sous les traits d’un trompeur trompé. En effet, si on replace cet épisode dans le contexte global de la vie de Jacob, on se rend compte que jusque là, c’était lui qui trompait les autres. Jacob a en effet trompé et son frère aîné, Esaü, et son propre père, le vieil Isaac, dans l’espoir d’obtenir l’héritage dû au fils aîné. Rappelez-vous sa première machination, quand il cuisine un plat de lentilles à son frère affamé et lui donne en échange du droit d’aînesse. Plus tard, alors qu’Isaac va mourir et souhaite voir son fils aîné pour le bénir tout particulièrement et lui transmettre son héritage, Jacob se déguise en Esaü et trompe son père devenu presque aveugle. C’est à cause de ses machinations que Jacob est forcé de fuir chez son oncle Laban, pour éviter la colère d’Esaü, furieux de s’être fait rouler non pas une, mais deux fois.

Chez Laban, il rencontre un maître de duperie. Premièrement, Laban lui propose de travailler sept ans pour mériter sa fille. A l’époque, l’époux devait apporter une certaine somme d’argent à la famille de l’épouse. Comme Jacob est en fuite, il n’a rien à donner. Du coup, Laban lui propose de travailler pour lui et de retenir son salaire comme dot. Sauf que, si on transpose les années de travail en argent, on se rend compte que Laban demande à Jacob deux fois plus que la dot coutumière. Laban, sous ses airs bien intentionnés, profite de la situation où se retrouve Jacob. Deuxièmement, au mariage, Laban fait épouser sa fille aînée Léa au lieu de Rachel, sans en avertir quiconque. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec moi, mais c’est un peu facile pour Laban de se référer à la coutume selon laquelle l’aînée doit se marier la première. Comme si, en sept ans de vie commune, il n’avait jamais eu l’occasion d’aborder le sujet ! Clairement, Laban cherche à extorquer sept ans de travail supplémentaires à Jacob (à nouveau deux fois la dot !).

Jacob a donc trouvé plus trompeur que lui. On pourrait penser que c’est un hasard, mais si on compare le mariage de Jacob avec sa vie passée, on relève quelques similitudes qui révèlent le sens caché de cette tromperie. La similitude la plus évidente, c’est l’aveuglement dont Jacob fait preuve en croyant épouser Rachel. Celui qui a profité de la malvoyance de son père se retrouve incapable de voir quelle femme il épouse, tout comme Isaac ne voyait pas quel fils il bénissait. En épousant Léa malgré lui, Jacob se retrouve du côté des dupes, des trompés, et j’imagine qu’à l’indignation de se voir refuser Rachel s’ajoute la rage d’avoir été manipulé. La situation est d’autant plus ironique, que cette fois, ce n’est pas le cadet qui se fait passer pour l’aîné – comme Jacob déguisé en Esaü – mais c’est la fille aînée qui passe pour la cadette. Ainsi, dans l’histoire du patriarche Jacob, la roue commence à tourner et c’est le début d’un itinéraire qui va le conduire à se réconcilier avec son frère.

2)   La rivalité entre les deux épouses

Passons à Léa. Léa est en tension avec Rachel. Dans cette tension se superposent la rivalité entre frères et sœurs, dont nous avions eu un exemple avec Caïn et Abel, et la rivalité entre épouses d’un même homme, comme l’illustrait la semaine dernière l’histoire de Sara et Hagar.

La rivalité entre les deux sœurs repose sur la beauté éblouissante de Rachel. Le récit dit de Léa qu’elle a les yeux délicats, et sous-entend par là que la beauté de son regard est le trait le plus marquant de son apparence. Cependant, la beauté de Rachel éclipse les doux yeux de Léa. La version de la NBS dit que Rachel est d’une très grande beauté, mais dans le texte original, il y a une insistance puisque Rachel est décrite ainsi : elle avait une belle allure et une belle apparence. On imagine bien que Rachel éclipse Léa depuis longtemps, comme c’est parfois le cas dans les phratries. Et on imagine bien que Léa en conçoit de l’amertume, d’autant que c’est elle l’aînée.

L’arrivée de Jacob renforce cette tension, puisqu’il tombe fou amoureux de la belle Rachel. Encore une fois, Léa est éclipsée. Pendant les sept premières années, elle voit Jacob courtiser sa petite sœur, alors que personne ne s’intéresse à elle. Si elle avait eu un prétendant, Laban aurait sûrement agi autrement. Mais sept ans passent, et personne ne veut d’elle. Laban l’utilise donc dans son entourloupe, mais on peut se demander si ce n’est pas aussi l’occasion pour Laban de marier une fille que personne ne veut épouser. Ainsi, Léa est non seulement un poids qu’on se refile, mais elle devient aussi un obstacle dans l’histoire entre Jacob et Rachel. Personne ne lui demande son avis.

Peut-être, pendant les noces, s’est-elle prise à espérer gagner un peu l’affection de Jacob, maintenant qu’il était forcé de la regarder. Mais Jacob n’en a que pour Rachel, et ne voit en Léa que la tromperie de Laban.

Du coup, la rivalité entre les deux sœurs demeure, et va colorer leur progéniture, puisque les enfants de l’une et de l’autre, ainsi que de leurs servantes respectives, vont servir à attirer l’attention du mari. Léa ressort gagnante, puisque sur 12 fils et 1 fille, c’est elle qui l’emporte, avec un total de 8 garçons et une fille (presque ¾ de la descendance de Jacob). Toutefois, Jacob continue de n’aimer que Rachel, et, après le décès des deux femmes, son favoritisme continue. Dans la suite des événements, sur ses douze fils, Jacob accorde une nette préférence aux deux garçons nés de Rachel : Joseph et Benjamin, ce qui suscitera une terrible jalousie dans la phratrie au point que les frères vendront Joseph comme esclave et le déclareront à Jacob. Vous le voyez, Jacob n’a pas fini d’être trompé ! De même, et c’est plus malheureux, la rivalité présente entre Esaü et lui, ainsi qu’entre ses deux femmes, va se propager aux enfants débouchant sur un conflit presque mortel.

3)   L’amour de Dieu envers Léa la détestée

J’aimerais m’attarder un peu sur Léa et sur ses premiers enfants. Jusque là, Dieu n’était pas mentionné, et on ne sait pas trop ce qu’il pense des événements. La seule mention de Dieu arrive pour parler de Léa après son mariage, alors qu’elle est forcée de vivre avec un mari qui la méprise et une sœur qui la déteste autant. Dans cette situation, Dieu prend pitié de Léa et décide d’intervenir en sa faveur. Léa n’est pas un fardeau ou un obstacle à ses yeux, c’est une personne dont le malheur pousse Dieu à l’action. Je suis toujours étonnée par ce récit, et d’autres qui lui ressemblent, à cause du verset 31 : Dieu vit que Léa était détestée et il la rendit féconde. La mention de Dieu n’est pas nécessaire pour comprendre la suite des événements, mais le récit biblique souligne l’attention de Dieu envers ceux que les autres rejettent ou utilisent.

Pour répondre au problème de Léa, détestée par son mari et sa sœur, Dieu lui permet d’avoir les premiers enfants. Non seulement l’honneur est rétabli parce qu’elle a donné naissance à l’aîné, mais en plus elle enfante quatre garçons d’affilée, ce qui la remet nettement sur le devant de la scène. Ce qui est en jeu, là, c’est l’honneur de Léa, l’aînée qui a toujours vécu dans l’ombre de sa sœur. Par ses enfants, elle retrouve la place qui lui est due. Elle donne naissance à Juda, l’ancêtre du puissant roi David, du prestigieux Salomon, et du Messie, Jésus-Christ.

Avant de conclure, j’aimerais juste attirer votre attention sur l’itinéraire spirituel de Léa. J’ai arrêté la lecture aux quatre premiers fils de Léa. Vous avez remarqué que chaque nom d’enfant traduit un état d’esprit, une émotion, une attente. Avec le premier, Ruben, Léa reconnaît que son enfant est une bénédiction de Dieu, qui a vu et répondu à son affliction. A travers son fils, elle espère gagner l’affection de l’homme qui l’a épousée : maintenant, mon mari m’aimera. Au deuxième, Siméon, elle reconnaît encore que Dieu l’a entendue et l’a bénie. Au troisième, son espoir d’attirer enfin l’attention de son mari transparaît dans le nom de Lévi : cette fois enfin, mon mari s’attachera à moi. Elle n’attend plus d’amour, mais espère toujours recevoir quelque faveur de la part de son mari. Jusque là, Léa reconnaît la compassion de Dieu mais elle reste obnubilée par le regard de son mari, et les bénédictions que Dieu lui accorde sont moins un sujet de joie qu’un moyen de mériter l’amour dont elle est privée.

C’est au quatrième, Juda, qu’un changement s’opère en Léa : cette fois, je célèbrerai le Seigneur. C’est au quatrième qu’elle se tourne enfin vers le Seigneur pour le remercier. Avec Juda, Léa reçoit les bénédictions de Dieu pour ce qu’elles sont : une preuve d’amour. Jusque là, Dieu se tournait vers elle et elle se tournait vers son mari. Maintenant, elle se tourne vers Dieu et lui adresse sa louange, autrement dit, maintenant, l’amour de Dieu lui suffit, elle n’a plus besoin de chercher ailleurs. Comme la semaine dernière avec Ismaël, on a là un bilan mitigé de la situation de Léa : elle finit par être respectée, mais l’amour qu’elle attend de son mari ne vient pas. Par contre, malgré le désintérêt de Jacob, elle devient capable de recevoir l’amour de Dieu.

Conclusion

Je ne crois pas que l’amour de Dieu remplace l’amour d’un conjoint, d’une sœur ou d’un parent. Être aimés de Dieu ne nous condamne pas à une vie solitaire ! Toutefois, l’amour de Dieu pour nous est le fondement nécessaire de notre vie, dont on ne peut pas se passer, qui nous permet de supporter les tempêtes, les pertes, les afflictions. Dans l’amour que Dieu a pour nous, nous recevons la certitude d’être toujours entendu, même si tous se détournaient de nous. Dans cet amour, nous trouvons un sens à notre vie que personne ne peut remettre en question, dans le regard de Dieu nous trouvons une dignité que nul ne peut détruire. Dieu nous aime, et dans cet amour nous avons les ressources qui nous sont essentielles, quels que soient les cahots sur notre route.

Que l’histoire de Léa nous aide à discerner les preuves de l’amour de Dieu pour nous et à nous épanouir dans cette relation essentielle que Dieu veut nouer avec nous.




Les seconds rôles (II) : Agar et Ismaël (Gn 21.8-21)

Dans la série des seconds rôles commencée la semaine dernière avec Caïn, j’aimerais ce matin méditer avec vous l’histoire d’une autre personne de la Bible, qui n’a rien à envier aux intrigues compliquées des séries américaines ou des romans d’été, l’histoire d’Agar et de son fils Ismaël. Nous sommes au tout début de l’histoire d’Israël, à l’époque d’Abraham, le premier patriarche, celui à qui Dieu donne la vocation d’être source de bénédiction pour tous les peuples. Cette vocation revêt plusieurs aspects, dont l’appel à quitter son pays pour la terre promise, et la promesse qu’Abraham aura un fils. Vous savez sûrement qu’au moment où Dieu fait cette promesse, Abraham et sa femme Sara, bien que mariés depuis très longtemps, n’ont pas d’enfant. A plusieurs reprises au cours des années suivantes, Dieu redira à Abraham qu’il aura un fils, sans pour autant se presser de réaliser sa promesse. Sara finit par proposer à Abraham de faire appel à une mère porteuse, ou plutôt à sa servante, une égyptienne, nommée Agar, pour donner à Abraham un fils. Agar enfante Ismaël. Dieu s’adresse à nouveau à Abraham pour lui dire qu’il aura un fils avec Sara, qu’il nommera Isaac. Le temps passe, et finalement, alors qu’Ismaël est déjà adolescent, Sara, pour qui la vieillesse s’est ajoutée à la stérilité, Sara enfante et donne naissance au petit Isaac. Le texte de ce matin commence lors de la fête qu’Abraham organise pour célébrer le sevrage du petit Isaac. Gn 21.8-21

Lecture

1)   Une situation familiale complexe

Quelle histoire ! On est en plein dans la pâte humaine : la Bible nous plonge ce matin dans une histoire de père et de fils, de couples, de jalousie, d’abandon, de peur, de désespoir, et de survie. C’est une histoire qui s’insère dans le récit des grands projets que Dieu a établis pour la descendance d’Abraham, ancêtre du Messie, qui raconte la naissance de deux peuples, et qui en même temps s’attarde de manière minutieuse sur les sentiments de trois individus, Abraham, Sara et Agar.

Reprenons la situation : nous avons d’un côté Sara, épouse légitime d’Abraham, mère d’Isaac, le fils promis, celui qui doit hériter de la vocation grandiose d’Abraham. De l’autre côté, nous avons Agar, une esclave, une étrangère – elle est régulièrement désignée comme l’Egyptienne, celle qui vient d’ailleurs – qui se retrouve mère du fils aîné d’Abraham, Ismaël. Si on devait classer en premiers et seconds rôles, on dirait que Sara et Isaac, bien que légitimes et récepteurs de la promesse divine, sont devancés par Agar et Ismaël – au moins chronologiquement. On imagine bien la tension et la rivalité qui peuvent les opposer. Au milieu, nous avons Abraham, qui semble un peu dépassé par la situation.

Leur histoire prend un tournant décisif lorsqu’à la fête donnée en l’honneur d’Isaac, Sara – qui surveillait peut-être un peu Ismaël – voit Ismaël rire et demande aussitôt qu’Abraham renvoie et le fils et sa mère. Si on se tient à ces éléments, on a l’impression que Sara réagit de manière hystérique ! Pour comprendre sa réaction, on peut se pencher sur la faute d’Ismaël : il a ri, ou traduit autrement, il a joué. Il y a deux possibilités : soit il s’est moqué de son petit frère, en riant de lui, et Sara aurait vu dans leur relation l’animosité qui existe Agar et elle-même. Soit Ismaël a joué tout à fait normalement avec Isaac, ce qui aurait fait craindre à Sara qu’Ismaël soit sur le même plan qu’Isaac et que du coup il reçoive une partie de son héritage – c’est ce qu’elle dit au v.10 : « chasse-les car le fils de cette servante n’héritera pas avec Isaac, mon fils ! » Les deux propositions ne s’excluent pas, d’ailleurs.

Sara pose donc une sorte d’ultimatum, qui laisse Abraham muet mais affligé, parce que Sara lui demande de se séparer d’un de ses deux fils.

Avant d’aller plus loin, j’aimerais attirer votre attention sur le statut d’Agar et Ismaël. Agar et Sara ne sont pas sur le même plan : Sara est la femme légitime d’Abraham, sa compagne depuis des décennies, sa fidèle épouse. Agar, quant à elle, est une moins que rien dans ce foyer : étrangère, esclave, sans aucun droit, utilisée par ses maîtres pour compenser la stérilité de Sara, simplement tolérée parce qu’elle a donné un fils à Abraham. Abraham n’a aucun sentiment pour elle, il se fiche de son destin, sa peine va vers son fils. Quant à Ismaël, il doit avoir quoi, entre 12 et 15 ans, ce qui signifie que pendant au moins une dizaine d’années, il était l’héritier, l’aîné, celui qui recevait sans partage l’attention de son père. Du jour où Sara tombe enceinte, il n’est plus qu’une erreur, un détour sur le chemin de la promesse divine. Il est le rappel vivant de l’incrédulité d’abraham et sara qui ont un peu forcé la main de Dieu lorsque l’enfant promis tardait à arriver. Isaac, ce petit nourrisson, ce cadet, rafle toute l’attention et éclipse totalement Ismaël.

Le texte transpire l’animosité dont Agar et son fils sont l’objet : personne ne les appelle par leur nom (cette servante, le fils de la servante, le fils de l’étrangère), personne ne s’adresse à eux directement pour améliorer la situation – ils sont impuissants, livrés au bon vouloir du maître.

2)   Agar et Ismaël chassés dans le désert

Devant l’indécision d’Abraham, Dieu décide d’entrer en jeu et il lui recommande de céder aux exigences de Sara. Ce faisant, Dieu ne justifie pas Sara contre Agar, il ne dit pas qu’Agar est coupable ou que Sara a raison de vouloir les chasser. Simplement, il rappelle à Abraham que le fils de la promesse, celui qui doit devenir à son tour source de bénédictions, le futur ancêtre du Messie, c’est l’enfant miraculeux, Isaac, que Dieu a fait naître dans des circonstances impossibles – non sans parallèles avec la naissance de Jésus vous noterez. Depuis le premier appel de Dieu à Abraham des décennies auparavant, c’est Isaac qui était prévu. Ismaël n’était pas prévu, c’est presque une erreur de parcours, et il ne doit pas devenir un obstacle aux projets prévus pour Abraham et d’Isaac.

Pour autant, Dieu ne s’arrête pas à cette logique. Bien que la naissance d’Ismaël ne corresponde pas aux plans de Dieu, mais qu’il soit le fruit de l’impétuosité humaine et de ses actions hâtives qui engendrent plus de problèmes que de solutions, Dieu façonne un plan pour cet enfant inattendu. Dieu a fait alliance avec Abraham, et parce qu’Ismaël est le fils de son allié, Dieu va le bénir. Il ne lui donne pas la place prévue pour Isaac, être l’ancêtre du Messie, mais il prévoit de le bénir aussi, autrement, en faisant de lui l’ancêtre d’un peuple.

Rasséréné, Abraham renvoie donc Agar et Ismaël qui se retrouvent dans le désert, errant avec une outre d’eau et une miche de pain. Lorsque l’outre est vide, Agar pense que c’est la fin. Elle ne voit pas d’issue à sa situation et dans ce désert désespérant, sans rien à boire ni manger, elle prend conscience que son fils va mourir, son unique, le seul à lui accorder de l’importance, le seul qui l’aime, celui qui a fait basculer sa vie et qui a transformé son existence par la joie et l’émerveillement de la maternité mais qui l’a aussi précipitée dans le drame familial qui aboutit à son errance. Elle l’installe sous un arbrisseau, alors qu’il est sans forces, et elle va le plus loin possible de lui, accablée par l’idée de voir mourir le seul être qui lui soit cher.

3)   Un Dieu qui écoute et qui répond

Mais au dernier moment, alors qu’on se demandait où Dieu était passé et si sa promesse était vaine, Dieu l’ange de Dieu parle à Agar et il la réconforte, il lui rappelle la promesse qu’elle a déjà reçue lorsqu’elle était enceinte et qu’Abraham aussi a reçue : ton fils ne va pas mourir. Non seulement il va vivre, mais en plus Dieu a des projets pour lui. A cette promesse, Dieu ajoute un signe : un puits. A partir de ce moment-là, Dieu prend soin d’Ismaël et d’Agar, Dieu pourvoit à leurs besoins et veille sur eux, leur accordant sa bénédiction.

J’aimerais juste souligner deux-trois éléments de cet épisode. Premièrement, Dieu appelle Agar par son nom – c’est le seul à le faire. Tout le monde la considère comme une simple esclave, sans identité, et personne ne lui parle. Au contraire, Dieu lui adresse la parole et lui montre son intérêt pour elle : qu’est-ce que tu as, Agar ? Même si elle ne répond pas, Dieu lui donne la possibilité de s’exprimer. Dieu accorde à chacun une dignité pleine et entière. Pour lui, tout individu est une personne à part entière, digne de recevoir son attention, digne d’être en relation avec lui, digne de recevoir sa compassion. Alors que notre vision des choses est souvent saturée de peur, d’égoïsme ou d’indifférence – et Abraham et Sara n’y font pas exception – Dieu regarde toujours l’individu comme d’abord une personne digne d’intérêt et il nous appelle à ne pas tomber dans les pièges du mépris mais à regarder l’autre comme Dieu le regarde : avec respect et compassion.

Deuxièmement, Dieu entend le garçon. Or Ismaël veut justement dire : Dieu entend. Ismaël avait été nommé ainsi parce qu’il représentait à l’époque l’exaucement des prières d’Abraham et Sara, mais Dieu montre qu’il est encore aujourd’hui à l’écoute. Son attention ne s’est pas épuisée, son attention ne s’est pas détournée : il entend, encore aujourd’hui, le garçon. Bien que Dieu n’ait pas choisi ce garçon, il veille sur lui jour après jour. Parfois nous avons l’impression que Dieu a agi à une certaine époque de notre vie, mais qu’aujourd’hui il est loin de nous. L’histoire d’Ismaël et d’agar nous montre que Dieu veille sans cesse sur nous, toujours disponible pour entendre notre cri et y répondre.

Troisièmement, le désert qui était le lieu de la mort et du désespoir, le lieu vide et aride par excellence, devient un lieu de vie. Ismaël y grandit, et quand il est adulte, il s’y installe, il y pratique son métier – tireur à l’arc – et il y habite avec sa femme. C’est à la fois merveilleux et décevant. Merveilleux parce qu’Ismaël non seulement survit mais vit pleinement, et que le lieu de la mort devient le lieu de la vie. En même temps, c’est un peu décevant parce qu’Ismaël reste dans le désert – il a une vie ordinaire, rudimentaire, un peu en marge, même si la promesse de Dieu qu’un peuple naîtra de lui se réalise et lui donne une place dans l’histoire.

Ismaël est un exemple de la sollicitude de Dieu qui vient nous bénir dans les situations les plus terribles, qui fait germer la vie là où il n’y avait de place que pour la mort et le désespoir. Dieu n’est pas décontenancé par nos situations, quel que soit leur degré de complexité : nous ne pouvons pas venir à bout de sa créativité ou de sa compassion. Où que nous soyons, Dieu entend et répond. Toutefois, il ne répond pas toujours comme on le voudrait. Ismaël aurait peut-être voulu revoir son père, recevoir l’héritage, retourner chez lui, mais il reste dans le désert. Dieu nous rejoint dans notre vie imparfaite, il nous rejoint dans nos impasses, dans nos erreurs, dans nos fautes, et il y fait germer la vie. Par contre il ne rend pas notre vie toute rose, il ne rembobine pas les événements tragiques, il n’efface pas notre histoire. Lorsque Dieu intervient, il nous aide à guérir mais il reste les cicatrices. Personnellement, même si c’est parfois décevant de devoir rester dans le désert, de ne pas pouvoir effacer ou rembobiner notre histoire, je trouve que c’est la preuve de la grande miséricorde de Dieu. Nous aurions tendance à jeter les brouillons pour recommencer sans fin au propre. Dieu n’agit pas ainsi. Il nous rejoint là où nous sommes et il bénit nos brouillons. Il accepte de faire avancer son œuvre à travers nos détours, nos erreurs, nos chaos. Avec patience et miséricorde, Dieu nous rejoint sur des chemins imparfaits et il nous fait voir son salut là où nous sommes.

Conclusion

J’aimerais conclure cette méditation en faisant brièvement le lien avec l’évangile, parce que le Dieu qui se révèle à Agar et Ismaël est aussi le Dieu qui se révèle à nous en Jésus-Christ.

En Jésus-Christ, Dieu choisit de se mettre du côté des petits, des marginaux, des rejetés : il naît dans une étable, il vit avec des pécheurs et des lépreux, il meurt sur une croix infamante. Jésus est le descendant de Sara, mais il assume aussi le statut de l’esclave Agar.

En Jésus-Christ, Dieu choisit de nous rejoindre là où nous sommes, empêtrés dans notre péché, dans notre ambiguïté, dans nos erreurs de parcours. Il marche à côté de nous, portant nos peines, nos désespoirs, nos fautes, pour nous en délivrer. Il prend toute notre culpabilité pour l’expier à notre place et faire de nous les bien-aimés éternels de Dieu.

En Jésus-Christ nous avons l’assurance que Dieu nous entend et qu’il répond avec compassion, nous bénissant de sa présence, remplissant nos déserts de sa paix, comblant nos désespoirs de son amour et de sa puissance.

Qu’en toutes circonstances nous puissions nous souvenir que rien ne peut épuiser l’amour de Dieu pour nous, et que nous pouvons, toujours et partout, compter sur lui.