Négociations avec Dieu (2/5): Prendre Dieu au sérieux

Quelle est notre marge de manœuvre face à Dieu ? face à sa volonté ? Si Dieu est Dieu, puisque Dieu est Dieu, ce qu’il veut doit s’accomplir tel quel, non ? Ce qu’il décrète a bien plus de force que les lois humaines : qu’est-ce qui pourrait le remettre en cause ? Notre soumission légitime à Dieu parfois nous conduit à la résignation, au découragement, au « à quoi bon ? » Quelle est notre place, la place de notre prière dans les projets de Dieu ? Pour répondre un peu à cette question, j’aimerais remonter à environ -1500 avant Jésus-Christ, pour nous retrouver dans le désert à l’Est de l’Egypte, avec Moïse et le peuple d’Israël.



Notre dernier culte, célébré le 9 juillet à l’EEL Toulouse

Quelques mots de contexte : Dieu s’est engagé à bénir la descendance d’Abraham, qu’on appelle peuple d’Israël, et projette de leur donner un pays pour leur donner un cadre favorable dans lequel ils pourront apprendre à vivre avec Dieu – ils recevront sa bénédiction, mais ils seront aussi un témoignage pour les peuples qui les entourent. Ce projet met du temps à s’accomplir : pendant plusieurs siècles, les Israélites ont été tenus esclaves en Egypte, jusqu’à ce que Dieu les libère à grand renfort de miracles (les 10 plaies d’Egypte). Il les conduit hors d’Egypte, par l’intermédiaire du prophète Moïse, vers le pays de Canaan, de l’autre côté du désert. Pendant des mois, Dieu montre sa présence quotidienne. Face aux obstacles, aux dangers, aux manques, il abreuve, nourrit, protège, etc. Ils arrivent enfin aux portes de Canaan : douze espions partent explorer le pays promis. A leur retour, 10 d’entre eux sont trop impressionnés et déconseillent au peuple d’aller plus loin. Les deux autres, Caleb et Josué, essaient de remotiver le peuple à faire confiance à Dieu, mais rien n’y fait : le peuple préfère retourner d’où il vient, en Egypte, même si la situation là-bas était terrible. Devant cette énième révolte contre Dieu, Moïse et Aaron sont prosternés en prière.

Lecture biblique : Nombres 14.10-25

10 Tout le peuple parlait de lancer des pierres [sur Caleb et Josué, Moïse…] pour les tuer, mais soudain la gloire du Seigneur se manifesta aux yeux des Israélites, sur la tente de la rencontre.

11 Le Seigneur dit à Moïse : « Ce peuple cessera-t-il un jour de me rejeter ? Refusera-t-il toujours de me faire confiance, malgré tous les signes que je lui ai donnés de ma puissance ? 12 Je vais le frapper de la peste et l’exterminer, puis je ferai naître de toi un peuple plus puissant et plus nombreux qu’Israël. » 

Au milieu de ce qui ressemble à une émeute, l’apparition lumineuse de Dieu arrête tout.

Depuis trois mois que Dieu les a fait sortir d’Egypte, on ne compte plus les révoltes, les murmures, les récriminations et les plaintes contre Dieu. Mais là, la limite a été atteinte! Devant l’incapacité chronique du peuple à lui faire confiance, Dieu se tourne vers son fidèle serviteur avec un plan B : on arrête les frais avec ces gens-là, et on repart à zéro avec Moïse. Dans un sens, Dieu resterait fidèle à ses promesses à Abraham, puisque Moïse est un de ses lointains descendants.

La proposition est alléchante : Moïse se retrouverait grand patriarche, grand ancien d’un peuple nouveau. Une proposition d’autant plus alléchante que c’est souvent Moïse qui prend lorsque le peuple veut en découdre avec Dieu.

Derrière cette proposition, se révèle l’agacement de Dieu : il n’en peut plus de ce manque de confiance récurrent entre le peuple et lui. Imaginez-vous dans une relation où l’autre remet sans cesse en question vos choix, doute de vos intentions et de vos compétences : sans confiance, la relation devient vite toxique, et puis on ne peut rien construire s’il n’y a pas de base commune.

Face à Dieu, c’est d’autant plus injuste qu’il a accompli des miracles tous plus extraordinaires les uns que les autres. Des miracles qui ont deux buts, un peu comme le double effet kiss cool :

  • A court terme : répondre au problème, soulager, fortifier, etc.
  • A long terme : au travers des miracles, montrer quel type de Dieu il est – présent, attentif, patient – et extrêmement compétent !

A travers ce qu’il fait, Dieu révèle qui il est : un Dieu fort, aimant, fidèle. C’est comme les cadeaux : quand quelqu’un vous fait un cadeau, il y a l’objet en lui-même, et tout ce que l’objet révèle de ce que l’autre pense de vous, de son affection, sa reconnaissance, etc.

Pourtant le peuple d’Israël a comme relégué les actes de Dieu dans le passé, sans en tirer les leçons sur ce qu’il est et ce qu’il veut faire pour eux. Je le dis sans mépris, car ça nous arrive tellement souvent : Dieu intervient pour nous, mais à l’obstacle suivant, c’est comme s’il fallait reprendre à zéro ! Or à travers ce que Dieu fait, il veut nous apprendre qui il est : fiable et fidèle…  

          Moïse ne se laisse pourtant pas tenter par la proposition de Dieu :

13 Moïse répondit au Seigneur : « Les Égyptiens ont su que, par ta force, tu avais fait sortir ce peuple de chez eux. 14 Ils l’ont raconté aux habitants de ce pays. Ceux-ci ont donc appris que toi, le Seigneur, tu accompagnes ton peuple, que tu te manifestes à lui face à face ; ils ont appris que c’est toi qui le protèges, puisque tu marches devant lui, le jour dans une colonne de nuée, la nuit dans une colonne de feu. 

15 Si maintenant tu extermines ton peuple d’un seul coup, les populations qui ont entendu parler de tout ce que tu as fait vont dire : 16 “Le Seigneur n’a pas été capable de conduire ce peuple dans le pays qu’il lui avait promis ; c’est pourquoi il l’a massacré dans le désert.” 

17 Alors je t’en supplie, Seigneur, déploie ta puissance. Agis selon ce que tu nous as affirmé : 18 “Je suis le Seigneur, lent à la colère et d’une immense bonté ; je supporte les péchés, les désobéissances. Mais je ne tiens pas le coupable pour innocent. J’interviens contre celui qui a péché et contre ses descendants, jusqu’à la troisième ou la quatrième génération.” 

19 Seigneur, pardonne encore le péché de ton peuple, selon ta grande fidélité, comme tu n’as cessé de lui pardonner depuis qu’il est sorti d’Égypte. »

La semaine dernière, nous étions avec Abraham qui intercédait pour quelques justes au milieu d’une société toxique. Cette fois-ci, Moïse ne prie pas pour des justes, mais pour des injustes ! pour un peuple qui est prêt à balayer Dieu d’un revers de main au moindre obstacle.

Moïse ici ne fait pas appel à la justice de Dieu, mais à sa compassion. Avec deux arguments fondamentaux : la réputation de Dieu et la parole qu’il a donnée. Deux façons d’aborder l’honneur de Dieu.

D’abord, Moïse évoque la réputation de Dieu auprès des peuples étrangers qui ont entendu ce qu’il avait fait, et qui risquent de ne pas prendre Dieu au sérieux si Dieu ne va pas au bout avec Israël. Autrement dit : « qu’est-ce qu’on va dire de toi, Seigneur ? »

Selon notre génération ou notre culture, cet argument de la réputation peut nous toucher différemment. Mais pour certains, il sonne avec étrangeté dans un contexte psycho-social où on nous invite à nous libérer du regard des autres (tout en nous exposant plus que jamais au regard des autres via les médias et les réseaux !), à nous assumer tels que nous sommes, à sortir des attentes et des stéréotypes. Dieu manquerait-il de confiance en lui, d’estime de soi, au point d’avoir besoin de l’approbation de créatures inférieures ? Ne peut-il pas vivre libre, détaché des opinions des uns et des autres ?

Pour mieux comprendre, faisons un détour par notre fonctionnement humain. Être en relation avec quelqu’un, c’est vivre sous son regard, un regard qui reflète son point de vue sur ce que nous sommes et qui crée la base de notre relation : l’envie d’aller plus loin ou pas. Une personne que je regarde comme ennuyeuse, ou menteuse, ou capricieuse, ou manipulatrice, ou profiteuse – il y a peu de chances pour qu’elle devienne ma meilleure amie ! Nos regards entrecroisés conditionnent la relation. Ce qui est sûrement excessif, c’est d’accorder de l’importance au regard de personnes avec qui nous n’avons pas de relation. Ainsi, il est légitime d’accorder de la valeur au regard et donc à l’opinion que portent sur moi les personnes qui ont de la valeur pour moi. Vous me suivez ?

Si on l’applique à Dieu : Dieu est Dieu, il n’a pas besoin de nous pour exister ou pour se sentir bien – il est au-dessus de tout ! dans une autre sphère ! Et pourtant, du jour où il a décidé de créer l’être humain pour être en relation avec nous, une relation d’amour et d’amitié, du jour où il nous a accordé de la valeur, il a donné de la valeur à notre regard sur lui. Le thème de la réputation, de son honneur, de sa gloire, renvoie indirectement au poids que Dieu nous donne dans sa vie : nous ne sommes pas des moucherons qu’il balaye de la main, nous sommes ceux qu’il veut aimer et avec qui il veut construire. 

          Le deuxième argument est assez proche : au nom de la parole donnée, Moïse appelle Dieu à aller au bout de ce qu’il a commencé.

Et le cœur de ces promesses, c’est la patience et la fidélité de Dieu envers son peuple. « Tu as dit que tu serais fidèle ! Tu l’as déjà été ! Sois cohérent… » Et Moïse de citer la façon dont Dieu lui-même s’est révélé à lui, comme un Dieu lent à la colère et riche en bonté.

Une remarque : Moïse demande à Dieu de déployer sa grande puissance – et quelle est cette puissance ? sa patience et sa fidélité, son pardon renouvelé. Sa grâce !

Comme Abraham la semaine dernière, Moïse prouve dans son argumentation à quel point il prend Dieu au sérieux. A quel point il prend au sérieux sa parole, ses promesses, ce qu’il a déjà révélé de lui-même par ses actes. Et dans cette argumentation audacieuse, Moïse montre en fait une confiance en Dieu inébranlable – justement cette confiance que le peuple n’arrive pas à donner. Ultimement, c’est cette confiance qui caractérise la foi : pas seulement croire que Dieu existe, qu’il a inventé un monde extraordinaire, mais croire qu’il est bon, et lui faire confiance, croire ses paroles, et s’attendre à ce qu’il fasse ce qu’il a dit.

La posture de Moïse est essentielle dans cette prière : il n’est pas centré sur lui, mais sur les intérêts du peuple et sur les intérêts de Dieu – comme s’il lui disait : « ne te laisse pas dévier par ce peuple de bons à rien, mais reste qui tu es, et montre-toi ! tu es plus grand que leur médiocrité ! » Et Moïse n’exige pas quelque chose de précis, seulement que Dieu fasse grâce – il a confiance !

20 Le Seigneur répondit : « Je lui pardonne, comme tu le demandes. 21 Cependant, aussi vrai que je suis vivant et que ma gloire remplit toute la terre, j’affirme 22-23 que personne de cette génération n’entrera dans ce pays. Ils ont vu ma gloire, et tous les actes puissants que j’ai accomplis en Égypte et dans le désert ; malgré cela ils n’ont pas cessé de me mettre à l’épreuve en me désobéissant. C’est pourquoi aucun d’eux ne verra le pays que j’ai promis à leurs ancêtres, puisqu’ils m’ont tous rejeté. 

24 Mais mon serviteur Caleb a été animé d’un autre esprit et m’est resté fidèle ; je le ferai entrer dans le pays qu’il a exploré, et je donnerai cette région à ses descendants. 25 – Les Amalécites et les Cananéens occupent actuellement les vallées de cette région. – Demain donc, vous ferez demi-tour et vous repartirez par le désert dans la direction de la mer des Roseaux. »

          Dieu accède à la demande de Moïse, et épargne le peuple, en tout cas pour l’instant. C’est le début des 40 ans d’errance dans le désert, le temps qu’une nouvelle génération se lève et entre dans le pays promis. Dieu trouve là un équilibre entre le pardon, la grâce, et la sanction devant un comportement insolent et injuste chez le peuple.

          Pour revenir à la prière, cet échange entre Dieu et Moïse doit nous encourager ! Nous encourager à prier, à échanger avec Dieu, à prendre au sérieux ses promesses malgré les circonstances défavorables.

Je parlais récemment avec un instituteur qui commence à avoir de l’expérience, et on évoquait le fait qu’en début de carrière, on a tendance à tout anticiper, tout préparer de A à Z – et le moindre imprévu nous fait dérailler. Avec l’expérience et une meilleure maîtrise des sujets, on peut s’adapter à la situation, aux questions, aux besoins, et on sait qu’il y a plusieurs chemins pour arriver quelque part. C’est la même chose dans nos déplacements : quand on ne connaît pas une ville, on prend toujours le même itinéraire – mais quand on connait bien la ville, on sait qu’il existe plusieurs chemins pour arriver au même endroit.

Dieu est un expert en sagesse et en puissance, et comme tous les experts, il maîtrise le sujet de ce qui est juste et bon : il a un plan A, mais il peut aussi passer à un plan B, ou C, ou D, selon la situation, tout en atteignant ses objectifs !  Il y a donc de la place pour notre prière, pour nos demandes, nos intercessions, nos questions…

Nous pouvons demander à Dieu, l’implorer, pour qu’il révèle sa grâce puissante dans notre vie et celle des autres – en nous appuyant sur ce qu’il est et sur ce qu’il a fait : en Christ, nous avons une base bien plus solide encore que l’expérience du peuple d’Israël. En Christ, Dieu lui-même est devenu un homme, il a lui-même porté dans son corps et son identité son engagement envers nous, son engagement à accomplir la justice et à révéler sa grâce. Bien plus, il donne son Esprit à ceux qui lui font confiance : Dieu s’engage de tout son être – prenons au sérieux ses promesses !




Négociations avec Dieu (1/5) S’approprier la justice de Dieu

Pour ce mois de juillet, je vous propose une série de négocia… euh, de prédications sur la prière. Mais c’est vrai que parfois, quand on a du mal à accepter ce Dieu propose, la prière peut ressembler à une négociation. Cela peut concerner notre vie personnelle, une situation collective ou même des valeurs, des principes divins qui nous paraissent difficiles à accepter. Et je parle de négociation parce que dans ces cas-là, ce n’est pas juste un croyant qui demande et puis Dieu répond (ou pas) : c’est une conversation qui peut durer longtemps, dans laquelle on a l’impression de voir deux volontés se heurter, s’entrechoquer et éventuellement lutter.

Je commence cette série avec la prière d’Abraham en faveur des villes de Sodome & Gomorrhe : un texte emblématique de prière-négociation.



Un mot de contexte : la discussion a lieu entre Abraham et Dieu. Dieu a choisi, re-choisi, re-re-choisi Abraham pour être l’ancêtre d’un peuple nombreux, béni et source de bénédiction. Il vient d’apparaître, avec deux compagnons, sous forme humaine, à Abraham et sa femme Sarah, pour leur confirmer la naissance d’un héritier longuement attendu. Ils ont mangé un bon repas, et Abraham raccompagne maintenant ses invités.

Lecture biblique : Genèse 18.16-33

16 Les hommes se mirent en route et regardèrent en direction de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduire. 

17 Le Seigneur se dit : « Je ne veux pas cacher à Abraham ce que je vais faire. 18 Il doit devenir l’ancêtre d’un peuple grand et puissant. À travers lui, seront bénis tous les peuples de la terre. 19 J’ai voulu le connaître pour qu’il ordonne à ses fils et à ses descendants d’observer mes commandements, en agissant selon le droit et la justice. Ainsi le Seigneur accordera à Abraham ce qu’il lui a promis. » 

Première chose étonnante : c’est Dieu qui prend l’initiative de la discussion, alors que bien souvent nous avons l’impression que c’est nous qui l’interpelons. Prenons la mesure de cette initiative : Dieu ne veut pas cacher ses plans à Abraham, parce que c’est quelqu’un d’important. Enfin quand même, ce n’est qu’un homme ! Et pourtant, Dieu l’intègre à sa réflexion, à ses projets. Quelle estime !

Je trouve qu’on est souvent partagés entre deux pôles : Dieu est grand, fort, sage, Dieu décide, et nous n’avons qu’à obéir – mais de l’autre côté, nous avons des idéaux, des valeurs, des rêves, des projets, et nous souffrons lorsque nous devons les faire taire.

L’initiative de Dieu nous invite à sortir de cette polarité : Dieu donne à Abraham, Dieu nous donne, le privilège (que nous ne méritons pas) d’entrer en dialogue, d’échanger, de réfléchir avec lui. Pas parce qu’il a besoin de nous, mais parce qu’il choisit de nous associer à ses projets de bénédiction en faisant de nous ses partenaires. La semaine dernière, nous avions un culte consacré au SEL, une organisation humanitaire chrétienne qui développe des projets dans différents pays avec des partenaires locaux. On pourrait dire que Dieu fait de nous ses partenaires locaux pour bénir ici et là le monde : nous sommes bénéficiaires de sa bénédiction, oui, et aussi partenaires de sa bénédiction.

20 Le Seigneur dit alors à Abraham : « Les cris contre les populations de Sodome et Gomorrhe sont montés jusqu’à moi, leurs péchés sont énormes. 21 Je vais descendre pour vérifier s’ils ont fait tout ce dont on les accuse auprès de moi : alors, je saurai ! »

Quand on parle de jugement, parfois on imagine Dieu comme un juge dur, cassant, aux décisions tranchantes presque inhumaines. Rien à voir avec la démarche que Dieu montre ici : d’une part, Dieu se met en mouvement par compassion, à cause des cris de souffrance et des plaintes qui sont montés jusqu’à lui – donc au nom de la souffrance des victimes. D’autre part, alors que Dieu sait tout et voit tout, il prend le temps de mener l’enquête (il descend pour vérifier) – Dieu ne vient peut-être à chaque fois se balader sous forme humaine pour vérifier, mais cela montre que ses décisions ne sont pas précipitées : Dieu prend le temps d’analyser la situation pour trouver la meilleure solution.

Après toutes ces remarques, venons-en à la discussion entre Dieu et Abraham :

22 Deux des visiteurs quittèrent cet endroit et se dirigèrent vers Sodome, tandis que le Seigneur restait avec Abraham. 

23 Abraham se rapprocha et dit : « Seigneur, vas-tu vraiment faire périr ensemble l’innocent et le coupable ? 24 Il y a peut-être cinquante justes à Sodome. Vas-tu quand même détruire cette ville ? Ne veux-tu pas lui pardonner à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? 25 Loin de toi cela : tu ne peux pas agir ainsi ! Tu ne feras pas mourir l’innocent avec le coupable, de sorte que l’innocent ait le même sort que le coupable. Il n’est pas possible que le juge de toute la terre ne respecte pas la justice. » 

26 Le Seigneur répondit : « Si je trouve à Sodome cinquante justes, je pardonnerai à toute la ville à cause d’eux. »

27 Abraham reprit : « Excuse-moi d’oser te parler, Seigneur, moi qui ne suis qu’un peu de poussière et de cendre. 28 Au lieu des cinquante justes, il n’y en aura peut-être que quarante-cinq. Pour les cinq qui manquent détruiras-tu toute la ville ? »

Dieu dit : « Je ne la détruirai pas si j’y trouve quarante-cinq justes. »

29 Abraham insista : « On n’en trouvera peut-être que quarante. »

– « Je n’interviendrai pas à cause des quarante », déclara Dieu.

30 Abraham dit alors : « Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore. On n’en trouvera peut-être que trente. »

– « Je n’interviendrai pas si je trouve trente justes dans la ville », répondit Dieu.

31 Abraham dit : « Seigneur, excuse mon audace. On n’en trouvera peut-être que vingt. »

 – « Je ne détruirai pas la ville à cause de ces vingt », répondit Dieu.

32 Alors Abraham dit : « Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas. C’est la dernière fois que je parle. On n’en trouvera peut-être que dix. »

– « Je ne détruirai pas la ville à cause de ces dix », dit Dieu.

33 Lorsqu’il eut achevé de parler avec Abraham, le Seigneur s’en alla et Abraham retourna chez lui.

Un marchandage

Franchement, on a l’impression d’être au marché ! En plein marchandage : « et la ville, tu me la sauves à combien ? à combien de justes ? » Abraham commence à -50% (période de soldes oblige). En effet, d’après les spécialistes, la taille moyenne d’une ville antique, c’est 100 personnes : donc 50 justes sur 100, est-ce que la moitié suffit pour sauver le tout ? ensuite, il baisse encore de 5 (45) puis il baisse de dizaine en dizaine.

Tout au long de la conversation, il y a ce suspense : à quel nombre Dieu va-t-il mettre la limite ? jusqu’où est-il prêt à descendre ? la négociation se termine à 10% de justes, mais Dieu n’a pas l’air de s’impatienter, peut-être aurait-il pu descendre un peu plus ?

Zoom sur Sodome & Gomorrhe 

Alors il faut qu’on parle de ces villes, Sodome et Gomorrhe. Elles sont mentionnées au chapitre 13, l’équivalent de quelques années avant notre passage :

Genèse 13. 12 Abram resta dans le pays de Canaan. Loth [son neveu] campa près des villes de la région du Jourdain et alla planter ses tentes jusqu’à Sodome. 13 Les habitants de cette ville étaient méchants et offensaient gravement le Seigneur.

Gomorrhe est une ville voisine, qui a manifestement le même fonctionnement.

Très souvent, on a associé ces villes à l’homosexualité, alors que le texte est beaucoup plus large : il parle de péché, d’injustice, et, au début de la conversation entre Dieu et Abraham, de cris de souffrances, ce qui suggère des abus nombreux.

La suite nous éclaire aussi (Genèse 19). Après la séparation d’Abraham et Dieu, Dieu et ses compagnons vont effectivement visiter Sodome, en logeant chez Loth, le neveu d’Abraham. Pendant qu’ils logent chez eux, les habitants de la ville viennent exiger que Loth leur livre ses invités pour une orgie. Loth décide de protéger ses invités (devoir d’hospitalité sacro-saint au Moyen-Orient) et il leur livre ses propres filles.

Ce qui ressort de cet épisode, c’est la sexualité débridée des habitants de Sodome et Gomorrhe qui consomment les hommes comme les femmes, leur violence, leur manque total de respect pour l’hospitalité, etc. Même quand vous êtes sous un toit, vous êtes à la merci de ces prédateurs. Donc une ville marquée par l’insécurité, la violence, la débauche, où personne n’est à l’abri.

Une ville tellement injuste que Dieu n’y trouvera pas même 10% de gens bien, et qu’il prendra la décision de détruire la ville. Comparons avec une voiture accidentée : si les dommages ne sont pas trop importants, vous pouvez la faire réparer, ou remplacer quelques pièces. Mais si les dommages sont trop étendus, le garagiste vous conseillera d’arrêter les frais, éventuellement il récupèrera quelques pièces saines.

Pour Sodome, c’est un peu pareil : la ville est tellement gangrénée, tellement déformée et dysfonctionnelle que Dieu prend la décision d’arrêter les frais, et d’extraire les quelques parties saines.

Quand Abraham s’approprie la justice de Dieu

Revenons en arrière, à l’étape de la négociation en amont. L’argument de base sur lequel Abraham s’appuie pour négocier, c’est la justice de Dieu. Au nom de sa justice, comment pourrait-il détruire une ville entière avec des personnes qui ne le méritent pas ? Au passage, on voit ici qu’Abraham sait très bien à qui il a affaire…

La souffrance et la mort des innocents, c’est un des plus grands scandales pour l’être humain, et c’est souvent la base d’une révolte contre Dieu : comment a-t-il pu permettre que ?… On accepte assez bien que le coupable soit stoppé, puni, mais que l’innocent se retrouve pris dans ce jugement ?! c’est trop injuste !

Sans entrer en profondeur dans cette question il faut noter la différence entre la situation de Sodome, où Dieu exerce explicitement un jugement, et les catastrophes qui ont lieu régulièrement et qui ne sont pas toujours des jugements de la part de Dieu : les guerres, les famines, et même les catastrophes écologiques, sont souvent les conséquences de la folie humaine et de ses abus, dont les conséquences retombent sur les innocents.

          Abraham renvoie Dieu à son identité : tu ne peux pas faire ça, ce n’est pas toi d’être injuste ! Abraham invite Dieu à la cohérence !

C’est sûrement le point clef du passage.

J’ai du mal à croire que Dieu avait oublié ses propres notions de justice et qu’il avait besoin qu’Abraham le secoue pour se ressaisir, et revenir à la justice, en considérant la place des innocents. Je crois plutôt que ce dialogue est un petit test : Dieu pose l’intitulé du problème devant Abraham, sans lui dire ce qu’il va faire, comme pour voir comment Abraham va réagir, lui qui sera mandaté pour vivre en justice et en vérité. Un peu comme un prof qui dirait à ses élèves : « et si on a tel facteur qui s’invite dans l’équation, qu’est-ce que vous faites ?… »

Abraham aurait pu dire : « Sodome et Gomorrhe, ce sont tous des pourris. Sauve ma famille, s’il te plaît, mais les autres, bon débarras ! » Est-ce qu’on n’est pas un peu comme ça, parfois, par rapport à notre société ? « Tous pourris ! (sauf nous) »

Mais Abraham cherche les étincelles de droiture, de pureté, dans ces villes gangrénées, et il se bat pour elles. Il se bat, dans la prière, pour les innocents, au nom de la justice de Dieu ! Abraham s’est tellement approprié la mentalité de Dieu, sa justice et sa compassion, qu’il est prêt à se battre, dans la prière, pour que cette justice se réalise.

Par six fois, six fois, Abraham prend la parole – et à chaque fois Dieu valide, pas parce qu’Abraham a été plus convaincant, mais comme pour approuver Abraham: il a développé un sens de la justice satisfaisant aux yeux de Dieu.

Lorsque nous sommes choqués par ce qui nous environne, quelle est notre prière ? 

Cette négociation autour du nombre de justes à Sodome et Gomorrhe annonce discrètement l’Evangile : notre monde est gangréné par le mal, et l’apôtre Paul reprend cette phrase du psaume 14 : il n’y a pas de juste, pas même un seul (Romains 3.21). Même nous, nous sommes rongés par cette gangrène. Il y a d’ailleurs certains mouvements écologistes, sensibles aux nombreux abus commis par l’humanité, qui se disent qu’il vaudrait mieux que l’humanité disparaisse.

Et pourtant, face à un monde gangréné, Dieu n’a pas fait ce choix. Puisqu’il n’y avait pas de juste, pas même un seul, qui puisse justifier de garder ce monde, Dieu est venu lui-même habiter notre monde, en humain : Jésus-Christ, pour devenir le juste qui justifierait notre salut. Il va bien au-delà : dans sa mort, Jésus paye pour l’injustice de l’humanité, et comme il lui restait encore des réserves infinies de justice et de pureté, il revêt ceux qui lui font confiance de sa sainteté.

Par la foi, nous entrons au bénéfice de la grâce du Christ, injustes revêtus de sa sainteté, bénéficiaires de sa bénédiction et appelés à être partenaires là où nous sommes de ses projets de paix.