Et Jésus pleura.

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Voir la vidéo ici: https://www.youtube.com/watch?v=42DoVie49YM

Imaginez ce que vivent Marthe & Marie. Elles ont perdu leur frère, encore jeune, d’une maladie foudroyante, en quelques jours seulement. Quand un jeune meurt, si vite, si brutalement, la question qui surgit, c’est « pourquoi ? » « Pourquoi lui ? pourquoi comme ça ? C’est injuste ! » Peut-être même : « Si Dieu est là… pourquoi ? » La mort de Lazare est une tragédie.

Comme les tragédies qui nous touchent, nous, aujourd’hui. Au niveau mondial ou personnel : la mort d’un proche, un accident, une rupture, une injustice, quoi que ce soit qui soudain nous enlève la joie.

En lisant l’ensemble du chapitre 11 de l’évangile de Jean, nous comprenons que Jésus a volontairement retardé sa visite à Lazare : lui le faiseur de miracles retarde son intervention, pas par cruauté, mais pour que le miracle soit plus grand. Pour montrer matériellement que par lui, Jésus, la vie va vaincre la mort. Il va ressusciter Lazare, et ce miracle, à quelques jours de son arrestation, de sa propre mort, annonce sa résurrection à lui, et la résurrection qu’il promet à toute personne qui a foi en lui.

Dans l’histoire, les pleurs se changent en joie, la lamentation en allégresse – comme un prototype de ce que Jésus nous promet : Dieu ajoute un chapitre à nos tragédies, un chapitre d’espérance et de joie.

Mais Jean ralentit son témoignage pour nous faire observer les réactions personnelles de Jésus.

Lecture biblique : Jean 11.28-39

28 Après avoir [parlé avec lui], Marthe s’en alla. Puis elle appela Marie, sa sœur, et lui dit en secret : « Le maître est arrivé, il t’appelle. » 29 Dès qu’elle entendit cela, celle-ci se leva vite pour venir à lui ; 30 car Jésus n’était pas encore entré dans le village ; il était encore au lieu où Marthe était venue au-devant de lui. 

31 Les Juifs qui étaient dans la maison avec Marie pour la réconforter la virent se lever vite et sortir ; ils la suivirent, pensant qu’elle allait pleurer au tombeau. 32 Lorsque Marie fut arrivée là où était Jésus et qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ! »

33 Quand Jésus la vit pleurer, et qu’il vit pleurer aussi les Juifs qui étaient venus avec elle, son esprit s’emporta et il se troubla. 34 Il dit : Où l’avez-vous mis ? — Seigneur, lui répondirent-ils, viens voir ! 

35 Jésus fondit en larmes. 

36 Les Juifs disaient donc : C’était vraiment son ami ! 37 Mais quelques-uns d’entre eux dirent : Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas aussi faire en sorte que cet homme ne meure pas ?

38 Jésus, s’emportant de nouveau, vint au tombeau. C’était une grotte, et une pierre était placée devant. 39 Jésus dit : Enlevez la pierre.

    [v.31-33a] On est loin d’une scène intimiste : il y a tout un cortège de visiteurs, et de professionnels du deuil. A l’époque, même une famille pauvre était censée engager deux joueurs de flûte et une pleureuse pour honorer la personne défunte. Or la famille de Marthe, Marie et Lazare est sûrement une famille de notables, connus jusqu’à Jérusalem. Donc il y a du monde, et du bruit, et de l’agitation ! D’une manière très différente de la pudeur occidentale – il y a des rituels, des manifestations physiques, des cris…

Au milieu de tout cela, Marie accourt vers Jésus. Elle lui dit la même chose que Marthe : « si tu avais été là… » et elle s’effondre à ses pieds. Avec Marthe, Jésus avait parlé foi, doctrine, il avait raisonné. Mais ici, devant l’émotion nue de Marie, Jésus réagit différemment : l’émotion le saisit alors même qu’il part faire le miracle. Revenons sur les expressions utilisées :

  • v.33b et v.38: Jésus s’emporte, dans son esprit. Littéralement, c’est le mouvement du cheval qui se rebiffe, un mouvement d’irritation. On peut y lire de l’indignation, du rejet. Il aura la même réaction devant le tombeau de Lazare.
  • v. 33b: et il se trouble en lui-même. Dans le reste des évangiles, ce trouble on le trouve chez ceux qui voient Jésus faire des miracles. Devant l’impensable, le surnaturel, ils sont bouleversés. Mais ici, et dans tout son chemin vers la Croix, c’est Jésus qui est bouleversé, comme devant quelque chose d’impensable.
  • v.35 : en route vers le tombeau, Jésus verse des larmes. Ce n’est pas le même mot que les pleurs bruyants des autres (klaiô). Ce verbe (dakruô) n’est utilisé qu’une seule fois dans tout le Nouveau Testament – les larmes coulent. Il ne rejoint pas les autres dans leur lamentation funèbre, mais il est rattrapé par l’émotion. Et ça se voit ! Puisque ceux qui sont présents s’interrogent : est-ce qu’il pleure son ami Lazare ?

Il n’est pas forcément facile d’interpréter les émotions de quelqu’un, ici, des larmes, du trouble, de l’irritation. Essayons quand même de comprendre…

C’est peu probable que Jésus pleure l’absence de Lazare (comme c’est le cas pour nous quand un proche meurt et nous manque) : Jésus est en route pour le ressusciter !

Est-ce qu’il est troublé par la peine des proches de Lazare, en particulier en voyant Marie, sa disciple, pleurer ? Jésus n’en est pas à son premier miracle, ni à sa première résurrection… Mais là c’est différent : ce sont ses amis, qui souffrent. On ne vit pas les choses pareil quand la tragédie touche un proche : c’est autrement réel…

Jésus est aussi rattrapé par ce qui l’attend : dans quelques jours, c’est lui qui subira la rupture, la séparation, la mort – d’avec les autres, et d’avec Dieu : il endurera le poids total de la réprobation de Dieu devant le mal. C’est lui qui sera abandonné de tous, mis au tombeau, plongé dans l’affliction. La Croix se rapproche, et il le sait. C’est d’ailleurs après ce miracle que les religieux vont comploter pour faire condamner Jésus à la peine de mort.

Et peut-être qu’avec tout cela (parce que quand on pleure, qu’on s’indigne, il peut y avoir plusieurs raisons), Jésus se révolte simplement contre la mort elle-même. Derrière la mort, il y a le mal qui a séparé l’être humain de Dieu, qui l’a coupé du bien, de la justice, de la vérité, et de la vie. Jésus pleure peut-être sur ce poids qui pèse sur l’être humain. Sur la rupture d’avec Dieu, sur ce gâchis : que les êtres que Dieu a créés par amour puissent être brisés.

Jésus est en route vers un miracle et il pleure. Il est en route vers notre salut et il pleure. Même s’il sait que ça finira bien, le chemin à parcourir est lourd, douloureux, presque insupportable. C’est pareil pour nous : croire que Dieu nous fera vivre au-delà de la mort nous donne un espoir, mais ça n’empêche pas que la mort soit insupportable – celle des autres, dont nous subissons l’absence, ou la nôtre, dont nous parlons si peu mais qui nous terrifie, qui devient toujours plus réelle à mesure que notre corps se dégrade. Espérer dans le Dieu de la vie n’empêche pas de pleurer, de se révolter, face à la mort, et à tout ce qui est mortifère dans nos vies. En fait, ça montre la gravité du problème et l’urgence de notre besoin de vie. Si la mort n’est rien, pourquoi espérer la vie ? Notre révolte intérieure face à la mort, qui n’est jamais vraiment acceptable, révèle combien nous sommes faits pour la vie. Dans la vie de foi, l’espérance n’est pas qu’un sourire rayonnant et triomphant – c’est parfois un cri lancé à Dieu à travers les larmes, la colère, la tristesse.

Jésus, vrai homme et vrai Dieu 

Ce que Jésus montre de sa révolte et sa peine témoigne qu’il est bien humain. Il ne se contente pas de réfléchir, en décryptant la situation, ou d’agir, en apportant une solution, il en ressent l’impact émotionnel… C’est un homme, un vrai, dans toute sa sensibilité (pas la sensiblerie ! mais les tripes !). Il expérimente la vie jusqu’au bout. Par exemple, quand mon père est mort, c’est la colère qui est venue avant la tristesse – et c’est ce moment d’indignation de Jésus qui m’a soutenue. Jésus est vraiment humain, jusque dans ses tripes, il nous comprend dans notre plus profonde intimité.

Dans la Bible, il n’y a pas que les humains qui ont des entrailles et un cœur… Dieu aussi ! Dieu se présente à nous comme le sage, le vrai, le puissant, celui qui pense et qui agit, et celui qui ressent – qui aime, qui se réjouit, qui est jaloux quand on le trahit, qui se met en colère quand ceux qu’il aime souffrent… Jésus, vrai homme, est aussi l’image d’un Dieu sensible, proche, un Dieu qui est prêt à tout pour nous rejoindre, porter nos fardeaux avec nous et nous en délivrer. C’est le mystère de la Croix, où Dieu fait homme porte à la fois nos fautes et nos blessures – mais sa vie transperce la mort.

Quel réconfort ! Dieu (et Jésus l’incarne parfaitement), Dieu n’est pas insensible, mais il nous rejoint et il agit. Pas toujours par une résurrection, quoi qu’il y ait des miracles, mais en dénouant des situations, en ouvrant des perspectives, en accordant une aide inimaginée, ou tout simplement en accordant sa paix dans la confusion. En donnant la force de faire le prochain pas. Par son Esprit, il nous rejoint, de l’intérieur, pour traverser l’épreuve avec nous et nous conduire vers la vie.

Une inspiration : être des témoins compatissants

C’est un vrai réconfort, de savoir que rien n’est trop terrible pour Dieu : il nous rejoint. Parfois, nous recevons la réponse à nos « pourquoi » après coup ; parfois jamais. Mais quelle que soit la réponse, il y a la présence et l’espérance – présence de Dieu par son Esprit, proche, intime, espérance dans le Christ qui a vécu le pire comme nous et qui a fait surgir la vie malgré tout, au-delà de tout.

C’est un réconfort, et une inspiration : à l’image du Christ, nous sommes appelés à être des relais de la compassion de Dieu. Réconfortés par Dieu, appelés à devenir réconfortants, à rejoindre l’autre pour porter un peu de son fardeau. On ne remplace pas Dieu, mais on prend part à son activité réconfortante.

Alors c’est vrai qu’on est tous différents : certains préfèrent réfléchir, d’autres, agir !, et d’autres écouter. Il y a aussi des questions de culture et de tempérament… Alors on pourrait se partager les tâches ? Mais on a tous un peu des trois. Se priver de nos tripes, c’est comme se priver de notre tête ! Dieu nous invite à l’imiter, à aimer celui qui est à côté, avec tout ce que nous sommes, en 3 dimensions.

C’est difficile parce que l’émotion est inconfortable/ elle nous bouscule, rarement convenable ou polie, et elle paraît incontrôlable – chez soi ou chez l’autre. Jésus comme Dieu assume cette part émotionnelle. Ce n’est pas parce qu’on pleure ou qu’on s’indigne qu’on va rester bloqué et qu’on ne va pas réfléchir ou agir : mais accepter l’émotion, c’est accepter l’impact des choses, les laisser résonner pour mieux se mettre en route.

Dans notre monde, hors de l’Eglise mais pas que !, il faut toujours avancer, être efficient, c’est dangereux de baisser sa garde, et l’émotion… il y a des lieux pour ça ! on préfère la laisser aux professionnels ou à l’art. Aujourd’hui, participer à l’action de Dieu pour rejoindre ceux qui nous entourent, c’est dire les paroles de Dieu, c’est agir selon la volonté de Dieu, et, c’est peut-être aussi être présent, ouvrir un espace dans la relation pour l’accueil et l’écoute, où l’autre peut se sentir entendu et soutenu. En particulier dans une époque où on reste quand même rapide dans nos communications, où on est isolé, souvent démuni devant les grandes questions de la vie.

Il y a des conditions bien sûr : on ne se transforme pas en psy gratuit, on met des limites pour se protéger, et on donne ce qu’on a reçu (c’est le réconfort reçu en Christ que nous offrons un peu). Mais si nous pouvons transmettre, dans l’Eglise et en dehors, à un ami, une collègue, un patient, une élève, un peu de ce réconfort que Jésus nous apporte… quelle bénédiction !

 

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